Quand j’avais trois ans, à l’école, ma meilleure copine avait des centaines de petites nattes, et je la trouvais si gentille et si jolie, que moi aussi, j’aurais aimé avoir la peau noire!
Cet enthousiasme déplaisait à mon père, mais je ne savais pas trop pourquoi.
J’ai un nom flamand, et un prénom qui veut dire à peu près « abeille », en grec ancien. En moderne aussi, peut-être. Je n’avais jamais trop fait attention à tout cela, jusqu’à ce que j’arrive au lycée. Ce n’était pas n’importe quel lycée! Un lycée avec beaucoup d’enfants de familles riches, catholiques pratiquantes, et « bien français ». Tous ces détails ont leur importance, je vous assure.
« Quand même, tu es moins française que moi »
Un jour, un garçon m’a dit « Quand même, tu es moins française que moi ». Je ne comprenais pas bien. Mais il était bien élevé, bien habillé, et je me disais que ça devait être une plaisanterie raffinée que ma basse extraction ne me permettait pas de comprendre. Et puis, quand j’ai enfin compris, j’en ai eu le souffle coupé. Alors, quoi? On pouvait être plus ou moins français? C’était la première fois que je comprenais que pour certains, il existait une différence entre moi et Marie-Andrée de T. même si nous avions la même carte d’identité, étions possiblement née dans le même hôpital, et finirions pareillement en poussière. Ça m’a laissée perplexe quelques temps. Puis, un matin, sur le chemin du lycée, je croise un camarade de classe. Tandis que nous passons devant le temple protestant (où je croyais devoir aller seulement en cachette), le voilà qui s’exclame « Ah, il faudrait mettre une bombe là-dessous! » Les derniers mètres qui nous séparaient du lycée m’ont semblé insupportablement longs.
J’ai vu un jour un ami d’origine algérienne insister pour que nous quittions vite les bords de Loire. La nuit tombait. Il avait peur. Quand nous sommes passés près d’un groupe de jeunes gens désœuvrés, à l’allure étrange, ils nous ont insultés et craché dessus. C’était des skinheads.
« ça n’est pas un nom français, ça! »
Quelques années plus tard, ayant perdu mon travail, et plus fauchée que les blés, je bénéficiais de la CMU (Couverture Maladie Universelle). Je vais pour me faire faire de nouvelles lunettes, avec des sous mis soigneusement de coté. Quitte à les avoir toute la journée sur le nez, autant en avoir des belles! Je choisis donc une monture qui me plait (pas la moins chère) et qui ne m’enlaidit pas trop. L’employé me prie de le suivre au comptoir pour enregistrer mon achat. Il voit que j’ai droit à la CMU, et dans le magasin bondé, commence à me faire remarquer que, quand même, je devrais peut-être choisir un modèle moins cher, compte tenu de mes revenus… Puis là, il voit mon nom. Il me le fait répéter et épeler trois fois, en disant bien fort que « ça n’est pas un nom français, ça! » Puis il insiste à nouveau très fort et très lourdement sur le fait que, quand on a la CMU, hein, il faut peut-être réfléchir à deux fois, avant de choisir une monture à… Excédée je lui réponds que je suis « française », et que je n’ai pas l’habitude d’acheter quand je n’ai pas l’argent pour, que je veux ces lunettes-là et pas d’autres. Dans la boutique, personne ne moufte.
Quelqu’un qui aime les autres n’est pas « français »?
En juin 2015, j’ai l’honneur d’aller à Rabat, au Centre Jacques Berque pour une formation d’anthropologie visuelle. Parmi les participants, hormis une professeur d’université, je suis la seule « française ». Au début, quelques plaisanteries innocentes, allusions plus ou moins volontaire à la colonisation… Moi, je reçois tout ça comme des gifles. Certes, je peux comprendre la colère et la méfiance des Tunisiens, Algériens, Marocains que j’ai devant moi. Je sais bien, pourquoi ils réagissent comme ça. Mais moi, je suis ici pour apprendre, et parce que mon grand-père est passé par Fès, Meknès… Je ne viens rien prendre, je ne me considère pas au dessus de qui que ce soit. Je suis en colère, et je pleure. Plus de blagues, après ça, mais des amis que j’aurai toujours grand plaisir à revoir.
Un jour, un ami africain, surpris de me voir écouter des chants peuls, lire des poètes malgaches et comoriens, faire une émission sur la littérature haïtienne, et aimer autant le Sahara me demande comment je fais pour m’intéresser autant aux autres, comment je peux être si peu « française ». Son étonnement me touche, et me fait aussi beaucoup de peine. Comment se peut-il, que quelqu’un de si peu exceptionnel que moi, lui semble avoir une attitude extraordinaire? Par quels tristes moments est-il passé, pour dire que quelqu’un qui aime les autres n’est pas « français »?
Je n’ai pas de réponse à cette question, ni à celle de savoir vraiment si je suis « française » ou pas, tant ce mot renvoie à des moments que j’aurais préférés ne pas vivre.
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