Warda

Anatomie d’une fake news #1

En buvant mon thé, ce matin, je m’interroge. C’est quoi, une fake news ? Et je m’interroge depuis la France. Par voie de conséquence, c’est de ce pays dont je parle.

Sûrement n’aurais-je pas réponse à toutes mes questions, et entre nous encore heureux : on n’est jamais trop modeste. Ainsi, toi, aimable lecteur qui aventurerait tes yeux ici, n’hésite pas à commenter et à partager ton savoir. Car on n’est jamais trop intelligent.

Depuis quand parle-t-on de « fake news »  ?

2016 : élections US et #pizzagate

L’élection présidentielle des Etats-Unis de 2016 donne Donald Trump vainqueur face à Hilary Clinton.
Un mois après sa défaite, le 8 décembre 2016, Hilary Clinton s’adresse au Congrès. Elle emploie le terme « fake news » pour parler des fausses informations qui inondent internet et les réseaux sociaux, et qui menaceraient la démocratie.

Si elle ne parle pas ici du rôle potentiel de ces « malicious fake news » dans le résultat de l’élection – et refuse de répondre aux questions des journalistes sur ce sujet – il faut tout de même rappeler que cette intervention a lieu 4 jours après l’arrestation d’Edgard Welch, 28 ans, qui avait déboulé avec un fusil d’assaut à la pizzeria Comet Ping Pong, à Washington. L’homme dit avoir agi ainsi pour libérer des enfants enfermés dans les sous-sols de la pizzeria, et qui seraient victimes d’un réseau pédophile organisé par des proches d’Hilary Clinton. Il a d’ailleurs admis n’avoir rien trouvé de tel sur place.

Mais d’où lui était venu cette croyance, et la conviction inébranlable qu’une telle horreur se tramait dans l’ombre des sous-sols et les effluves de pizza ? En fait, depuis octobre 2016, cette rumeur était répandue allègrement sur Reddit, divers réseaux sociaux et sites internet sous le hashtag « pizzagate ». Edgard Welch s’informant uniquement par ces sources, il était convaincu que c’était vrai.
Le « pizzagate » est l’une des nombreuses rumeurs infamantes qui ont circulées sur le camp démocrate et Hilary Clinton à l’approche des élections de novembre 2016. Or, en octobre 2016, Hilary Clinton était donnée largement gagnante des élections.


Article France 24 – Pizzagate : la rumeur qui a accouché d’une fusillade à Washington – Publié le 06 déc. 2016

Article Les Echos – Quand une fausse information de la campagne américaine provoque une fusillade – Publié le 6 déc. 2016 

Article France 24 – Hillary Clinton estime que « les fausses informations » menacent la démocratie – Publié le 09 déc. 2016


2017 : Trump vs les médias

Janvier 2017. A peine élu, le président Trump s’en prend directement aux médias, et il n’aura de cesse de les dénigrer et de les accuser de rependre des fake news, voire d’être des ennemis de la démocratie.
Ici, lors d’une conférence de presse, il refuse purement et simplement de répondre à la question d’un journaliste de CNN, Jim Acosta. La question lui déplait, alors il coupe la parole, et lance le resté fameux « you are fake news ! »

Article The Guardian – ‘You are fake news’ : Trump attacks Buzzfeed and CNN a a press conference – 11 janvier 2017

Article CNN Politics – Donald Trump just issued a direct threat to the free and independent media – 12 octobre 2017


La fake news en France

Evidemment, en France, certains ont senti le bon filon. La recette « fake news » s’est montrée efficace outre Atlantique, pour faire taire les gêneurs, voire pour gagner une élection ; ainsi le 25 janvier 2017, sur Europe 1, Marine Le Pen, alors présidente du parti d’extrême droite, reprend à son compte la formule. Rappelons qu’en 2017 (entre fin avril et début mai) se tenaient les élections présidentielles en France.
Ici, la fake news, c’est les emplois présumés fictifs du parti, ou certains points du programme de la candidate.


2018 : loi française contre la manipulation de l’information

Le président Emmanuel Macron souhaitait une loi contre la manipulation de l’information en contexte électoral, notamment pour prévenir la « trumpisation » de la vie politique en France. En effet, en 2017, il avait été la cible de médias pro-russes tels que RT News ou Sputnik.

Cependant, avant même que le projet de loi soi déposé le 16 mars 2018, le SNJ, Syndicat National des Journalistes, faisait part de ses inquiétudes :


« Réuni à Paris les 9 et 10 mars 2018, le Comité national du SNJ, première organisation syndicale représentative de la profession, a pris connaissance avec inquiétude de l’avant-projet de loi sur « la confiance dans l’information ». Sous couvert de lutter contre la propagation des « fake news », ce texte menace la liberté d’expression et la liberté d’informer.

Construit sur une confusion entretenue entre plateformes Internet et médias professionnels d’information, ce texte, qui dit vouloir protéger contre les risques de manipulation de l’information en période électorale, peut aussi devenir un moyen d’entraver le travail des journalistes professionnels.

(…)

Le SNJ considère que la lutte contre les fausses informations ne peut passer par un texte de circonstance dont il demande l’abandon. Elle doit reposer sur un dispositif combinant la garantie des moyens économiques et humains nécessaires à la production d’une information de qualité, sur une politique ambitieuse d’éducation au média et sur la création d’une instance d’autorégulation déontologique pouvant être saisie par le public.
 

Paris, le 10 Mars 2018

Communiqué de presse du SNJ – « Fake news » : un projet de loi liberticide – Motion votée à l’unanimité

La loi française définit ainsi une « fake news » comme « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin »


Le SNJ pointait le risque de voir utiliser cette loi contre les journalistes, notamment s’ils révélaient des scandales divers et autres affaires louches sur un élu ou un prétendant à un mandat. Donald Trump n’a-t-il pas justement accusé les journalistes de produire des « fakes news » ? D’où la nécessité de bien faire la distinction entre des médias professionnels ayant pour but d’informer, et l’utilisation des plateformes à fin de faire circuler de façon virale des rumeurs dans le but de discréditer le camp adverse.

Au sujet de cette loi, le site du gouvernement français précise que :

« Le texte vise les tentatives volontaires de manipulation de l’information et n’aura aucun impact sur le travail journalistique qui peut consister à révéler, à tout moment, des informations sur des questions d’intérêt public. »

Site du gouvernement français

Rassure-toi, SNJ. La loi précise bien qu’une fake news a un caractère délibéré, que c’est un contenu qui est diffusé massivement, volontairement et artificiellement par le biais des plateformes (Facebook, Twitter, etc.), pour nuire à une partie adverse notamment lors d’une échéance électorale.

« En dehors des périodes électorales, le texte crée un devoir de coopération des plateformes, pour les obliger à mettre en place des mesures contre les fausses nouvelles, et à rendre publiques ces mesures. Le contrôle de ce devoir a été confié au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui pourra aussi empêcher, suspendre ou interrompre la diffusion de services de télévision contrôlés par un État étranger ou sous l’influence de cet État, et portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.« 

Site du gouvernement français

Voilà : on ne relâche pas ses efforts en fin d’année, comme à l’école. La loi prévoit donc pour les plateformes une obligation de transparence lorsqu’elles diffusent des contenus politiques sponsorisés. Il est bon de rappeler qu’en France, avant l’ère Trump, existait déjà une loi contre les fausses informations, datant de 1881 : la loi sur la liberté de la presse. Il serait interessant de convoquer de beaux esprits pour savoir pourquoi le terme de « propagande » n’a pas été employé dans le cadre des « fake news ».


Site du Conseil Constitutionnel – LOI DU 29 JUILLET 1881 SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE –

Article France 24 – Ce que contient la loi française contre les « fake news » – Publié le 21 nov. 2018

#humour Chronique de Guillaume Erner – Docteur en sociologie et producteur des Matins de France Culture – « J’ai un argument de plus contre la loi relative aux fake news : ce n’est pas une loi laïque. La loi sur les fake news est directement inspirée par la Bible, et ça, ce n’est pas très républicain. «  – 5 fev. 2018




Nouvelle – Camille

Image par tatlin de Pixabay

Un grondement sourd de chat vexé, suivi par un clapotis muet, en bas, à gauche. Encore, encore. Puis rien. Attente inquiète et sourire crispé. Une grosse bulle de gaz, prisonnière d’un substrat graisseux, qui remonte lentement, lentement comme l’air dans l’huile. Tension soudaine, aiguë, façon corde de violon excitée. Épicentre : fosse iliaque droite. Une froideur moite entre les omoplates qui déclenche une aspiration par la bouche un peu forte, dissimulée dans un sourire. Démarche concentrée craignant d’être ébrieuse. Des yeux brillant d’un éclat remarquable, que dans le doute, on peut imputer encore aussi bien à une fièvre qu’à la jeunesse. Nuit d’été.

«Putain, et si je me chiais dessus ?»


Il est des situations où la meilleure éducation de la Terre et la plus délicieuse politesse n’ont plus cours. Ainsi les querelles intestines ont-elles parfois de funestes conséquences sur la pensée, restreignent l’horizon à la porte, déjà lointaine, portant un pictogramme sur fond doré. Le prix à payer pour quelques verres d’eau du robinet, quelques crevettes et crudités, est élevé pour un système digestif non accoutumé. J’aurais du… Si j’avais su… Sourire maladroit.


Comment refuser pourtant l’invitation à un apéro-dîner de Martha Auber ? Pour un jeune présomptueux qui se pique d’apprécier le jazz, en n’y connaissant rien, et qui, par un hasard incroyable, avait eu la chance de croiser la contrebassiste quelques mois plus tôt dans son patelin, blanc et petit-bourgeois, à des milliers de kilomètres d’Haïti, c’était impensable. L’occasion de la voir, de lui parler, ne se présenterait peut-être jamais plus. Elle avait parlé d’un verre, avec quelques autres personnes.

Une espèce de vernissage, où tout le monde se sourit poliment, tout en éclusant le plus de coupes possibles, la main sur le plateau de petits fours. Enfin, c’est ce que Camille, le boyau en transe, la cervelle en feu, avait imaginé. Ce genre d’exercice l’amusait assez, pour la fatuité et la vacuité des propos qui y sont tenus, par des gens très riches qui oublient parfois même de regarder les œuvres exposées, ou s’extasient devant une crotte de mammouth fossilisée sous cloche de verre de Murano. C’est fou comme les jeunes gens de province belge, avec vernis culturel, ont tendance à l’ethnocentrisme…

Image par PixelAnarchy de Pixabay


« Venez, je vous présenterai Lyonel Bambe !»


Un vernissage, même sans tableaux, aux cotés de deux grands musiciens. Ils avaient l’âge ou quasi d’être ses parents, mais Camille avait toujours eu des amis de l’âge de ces deux-là ; tous ceux qui étaient plus jeunes le trouvaient désespérant, et ceux de sont âge, simplement « chiant ».

Par la taille, l’allure, le vêtement, le parler bougon et caustique, Lyonel Bambe – c’était troublant – ressemblait au père adoptif de Camille. Martha, charmante et drôle, conduisait une vieille Diane déglinguée. Glougloutant et gazeux, drogué de divers remèdes sensés secourir les touristes imprudents, Camille était aux anges. La tempe sur la fenêtre grande ouverte, il aspirait profondément l’air fleuri et anti-hémétique que la conduite sportive de Matha projetait dans ses narines, qui faisait danser la robe de voile du pilote, et agitait si bien son chèche beige, qu’il s’imaginait roulant en Bugatti. Proche de l’extase, il se dit « J’ai pris le maquis. Le maquis de l’âme. »


« Ça al ‘air dégueulasse, ce que vous buvez !»

Elle avait raison. La potion sans alcool au coloris étrange était trop sucrée, écœurante comme les monologues narcissiques des filles un peu laides et un peu bêtes devant leur miroir, sûres pourtant de leur beauté, puisque vous passez plein d’idées les voir le soir après le dîner. Mais l’heure n’était pas à la badinerie. Ici, Martha était la star de la soirée, et tous les gens considérables en costume-cravate en présence venaient lui serrer chaleureusement la main, puis serraient celle de Lyonel qu’elles connaissaient au moins de nom, puis celle de Camille quand elles comprenaient qu’il était venu avec les deux précédents, sans être le chauffeur. Qui était d’ailleurs ce jeune Blanc, mal fagoté, fiévreux et gauche ? Son nom imprononçable ne disait rien à personne, ni son allure, aussi lui souriait-on poliment, en coulant un regard en coin étonné vers Martha, qui avait l’art de ramener toujours des personnes imprévues autant qu’improbables. Journaliste. Mhhh. Belge… Mmmh…


En bas, à gauche. Une décharge électrique dans la vase intérieure, sous le nombril. Camille s’accroche à son verre de potion comme à une rampe. Il échange quelques plaisanteries avec Lyonel pour faire diversion.

Il faut serrer des mains. Camille, malgré tout, maîtrise assez bien l’art du sourire commercial, qui dissimule tout conflit intérieur. Un Blanc respectable paraît, suivi d’une nuée de photographes. Martha et Lyonel lui serrent la main avec respect. Photographies. L’homme respectable tend la main à Camille, qui sans savoir qui il est, rougit presque, en s’engueulant intérieurement d’être aussi niais pour son âge. Cette poignée de main a quelque chose de séduisant pour les photographes, alors comme par instinct, les deux hommes la prolongent. Cela leur laisse le temps de se regarder dans les yeux, d’échanger quelques mots. Camille se rend compte qu’ils posent tous les deux, sourire élégant, tenue du buste, presque sur la même ligne plutôt que vraiment en face, facilitant le travail des photographes. Cette voix… L’homme a les yeux bleus, perçants, malicieux. Cette voix, entendue, déjà, à la radio… Camille entend son cœur battre au niveau de ses tempes. Il coule un regard vers le badge que l’homme porte sur sa veste – comme tous les invités – lit le nom, s’ordonne de rester impassible, pense à son badge de pièce rapportée écrit à la main, avec une faute. Sourire maladroit. Photographies.

Image par Antony Trivet de Pixabay

Mais voici que l’assemblée élégante se dirige à l’intérieur d’une salle, où de longues tables sont dressées. Les deux musiciens, avec les huiles les plus considérables de la soirée, sont assis à la table d’honneur, juchée sur une estrade, face à l’assemblée. Que faire du petit Blanc de compagnie de Martha ? Un instant Camille cherche comment s’échapper de cet endroit discrètement, en passant par la case « toilettes », pour trouver un taxi jusqu’à l’hôtel. Personne ne le remarquera… Si je prends le couloir, là… Je vais arriver vers le parking…

Martha le rattrape au vol, glisse sa main doucement autour de son bras – « Venez, je vais vous confier à Joao, qui est lui-même journaliste.» – et l’impose à la tablée la plus proche de l’estrade. La tablée semble assez sympathique, et accoutumée sûrement aux fantaisies de Martha. Camille y est accueilli comme un sac à main précieux sur lequel on promet de garder un œil bienveillant. Sur sa chaise rembourrée, il a soudain l’impression d’avoir dix ans, sourit maladroitement, fait quelques plaisanteries qui amusent la table, comme on s’amuse sincèrement des propos irrévérencieux des enfants.

Martha trône sur l’estrade, à coté de Lyonel, et sa voix dans le micro, qu’il sent presque sur sa nuque, indique à Camille qu’elle est juste derrière lui, un peu plus haut. Il se demande si, à cette distance, on peut voir encore la tache sombre à la base de sa nuque, ou si elle est déjà perdue dans ses cheveux. A sa gauche, un homme aux cheveux blancs lui demande gentiment à quoi il occupe ses journées. Comme l’homme a l’air sympathique, Camille se laisse aller à expliquer qu’il est en effet journaliste, mais aussi auteur de pièces radiophoniques, et lui-même musicien, modestement, et le dimanche, certes. L’homme est amusé, plus encore par la demande « Et vous ? » de Camille, qui montre à quel point il ignore tout des agapes où il se trouve. « Je suis l’Ambassadeur de France à la Havane. », répond simplement l’homme aux cheveux blanc. « Ah… » fait Camille, un peu gêné, avec un sourire. Cet embarras lui assure définitivement la sympathie de l’homme à cheveux blancs. « Ma femme est là, à la table d’honneur, à gauche de Martha. Voulez-vous un peu d’eau ? » « Ah… Oui, merci. » Sourires.

Image par Free-Photos de Pixabay


Un discours.

Entrées. Vin.

Camille mâche du pain d’un air absent, contient sa respiration et se sent transpirer de douleur. Il se demande si dans son cas, il arrive qu’un intestin éclate. Il est livide. A sa droite, Joao, auquel on l’a donné en nourrice, l’inspecte. Se sentant ridicule, soucieux de ne pas faire trop honte à Martha, Camille happe une gorgée d’eau pour se donner du courage, puis : « Joao, pour quel média travaillez-vous ? » Par quelques questions, il entraîne Joao a dérouler sa vie, toujours plus intéressante que la sienne, et qu’il craint de devoir à nouveau raconter. Un spasme. Une gorgée d’eau. Un sourire. Une question.

Un nouveau discours. La parole est à la femme de l’ambassadeur.

Applaudissements.
La table échange au sujet de ce qui vient d’être dit. Camille voit que tous se connaissent, et se sent d’autant plus ridicule et souffreteux. Il écoute malgré tout avec grand intérêt ce qui se dit. Le monsieur du bout de la table est le directeur d’un grand festival de jazz. Si l’expression « radio étudiante » n’avait pas suscité un sourire attendri chez l’ambassadeur, Camille aurait volontiers questionné le directeur sur la programmation à venir, en expliquant qu’il proposait une émission de jazz. Maintenant, il n’oserait plus.

Un diaporama.

Un projet monté par les étudiants d’une business school : des concerts de jazz à l’hôpital. Projet grandement soutenu par le Club d’investisseurs qui organise la soirée. Un spasme. Camille refrène un gémissement. Il comprend pourquoi les rares jeunes gens de l’assemblée sont eux aussi en costume ou robe de soirée. Ses yeux se perdent sur la chevelure sombre d’une étudiante, donc, en robe de satin bleu nuit. Il suit des yeux la ligne dorée de sa peau, du cou à l’épaule. Il a froid en regardant ce dos qui s’expose à la table de derrière, signe de fièvre… Puis il croise son propre reflet dans la fenêtre. Chevelure hirsute, pull bleu marine d’élève de lycée catholique. Teint have. Haussement de sourcil. Sex appeal proche de zéro. Rire discret. Spasme. Il lève les yeux vers son verre, et croise le regard de la dame brune, assise en face de lui. Il rougit. Il lui a serré la main tout à l’heure. Son mari est assis à la table d’honneur, de l’autre coté de l’homme aux yeux bleus qui préside. Elle lui adresse un sourire gentil. Elle parle très doucement. Camille peine à l’entendre. Elle répète. Camille répond. Elle lui demande si il est fatigué. Il est ému par cette figure maternelle. Il voudrait dire : « Madame, j’ai l’impression d’être dans un aquarium, ivre, je suis ridicule, plein de gaz, je me sens comme un colis piégé abritant un petit Viet Nam dans ses intestins, j’ai envie de chier, de péter, je transpire au milieu de gens élégants et intéressants, j’ai l’air d’un parfait crétin, pourtant je vous assure que j’ai lu tous les auteurs dont vous avez parlé. Je sais que la dame au bout de la table est la femme du pianiste assis là-bas à côté de votre mari, et qu’elle me regarde avec des gros yeux parcequ’elle trouve insultant que celui qu’elle prend pour le gigolo de Martha, dont le mari est à Londres, se retrouve à la table des respectables époux et épouses. Elle est grosse, moche, elle confond mécénat et sponsoring, je sais qu’elle vous agace à la façon dont vous remuez les sourcils quand elle parle, alors merci à vous d’être là, élégante et discrète, bienveillante, remarquable… » Mais sachant qu’il n’aurait pas assez de souffle, après un regard fiévreux et télépathique, il dit simplement : « J’ai eu l’imprudence de boire l’eau du robinet…» Ce disant, dans son dos il entend Martha qui parle de mutilations sexuelles féminines, de tradition, de reconstruction chirurgicale… Question de la gentille dame brune sur son état de santé. Martha n’en finit plus de parler de clitoris en arrière-plan. Camille croise le regard noir de la grosse dame au bout de la table. Il s’affaisse un peu plus sur sa chaise, traversé par un spasme, rougit de gène, de colère et de douleur à n’en plus finir, répond malgré tout à la dame en face de lui, avant d’être pris d’un rire nerveux, voyant que la grosse dame ressemble à un bouledogue, depuis que Martha a dit « mon mari », et qu’elle pourrait se mettre à baver si elle le répétait encore. Il rit. Tout est trop absurde, raté, comique. Il tente de réprimer ce rire, et s’en tient le ventre.

« Vous voulez du coca ? Je vous demande du coca !»

La dame brune lui fait servir du coca d’autorité, remède souverain contre les maux de ventre. Camille lui adresse un sourire reconnaissant. A sa gauche, l’ambassadeur y va de son anecdote de troubles du transit personnelle, au cours d’un voyage à Madagascar. Joao assure qu’il ne faut pas boire l’eau du robinet, surtout quand il pleut beaucoup, même pour les gens du coin, c’est fatal… La dame brune en face assure que les troubles du transit sont tellement fréquent chez tout le monde ici, qu’ils n’y font même plus attention, ça leur semble juste normal. Le directeur du festival de jazz préconise le Colicalm. Tous acquiescent. « J’en prends toujours une boite, où que j’aille. », dit l’ambassadeur. « C’est vraiment le seul médicament efficace. », conclut la dame brune d’en face, au nez et au double-menton du bouledogue, qui ne sait plus où donner de l’œil noir.
L’espace d’une seconde, Camille se sent un peu comme Dreyfus réhabilité. Inquiet, soudain, il questionne les beaux esprits qui l’entourent : « Et si j’en mourrais ? » Rires.

Image par Julia Mastritsch de Pixabay

Applaudissements

Martha vient chercher le sac à main ébouriffé. On le lui remet en lui recommandant de le rapporter rapidement à son hôtel, ce pauvre petit. Le trajet jusqu’à l’hôtel, dans la Diane pourrie de Martha est flou comme un songe, Camille se souvient juste de la robe trop grande de Martha, et qu’il avait eu envie de lui faire remarquer qu’elle était trop grande, mais la grosse dame était montée à bord de la Diane pourrie aussi, et elle aurait sûrement conclu que ce petit malotru n’avait pas les yeux dans sa poche de jean troué. Alors, il n’a rien dit, il a juste été triste de ne pas pouvoir dire merci à Martha pour cette soirée étrange, qui résumait tellement notre condition humaine, ridicule et vaine ; qu’il avait été heureux d’être une paire d’yeux et d’oreilles dans son univers, qu’il aimait voir l’envers du décor, qu’il était peut-être entrain de se transformer en dahu ou en caribou, et que de ce fait, il serait difficile de venir à un de ses prochains concerts, et que s’ils ne se revoyaient plus jamais, il l’écouterait, à la radio… Mais il a juste dit au revoir d’un air bête et à regret à Martha, et à Lyonel, et de manière obséquieuse à la dame et à son mari, qui en fut contente et lui étonné.

Son voisin de chambre était couché avec un livre. « Alors ? », demande-t-il curieux à Camille, couché à plat ventre tout habillé sur son lit. « On est dans la merde. Jusqu’au cou. Alors, il faut rigoler. »


Nouvelle – Ambre

Dans la vie, il y a deux périodes : la première on attend les catastrophes, la seconde, elles
arrivent. Pour dire les choses précisément, on peut diviser la première partie en :

I.a : la prise de conscience des catastrophes à venir
I.b. : l’anticipation anxieuse des catastrophes à venir.

Et pour une question de fluidité du raisonnement, on peut aussi diviser la seconde partie en :

II.a : la survenue des catastrophes ;
II. b. : l’enlisement.

Il serait de bon ton d’ajouter un III. Du genre « résolution »,un tantinet optimiste, mais si l’optimisme était une qualité utile, il n’y aurait pas tant de déçus qui défilent chez les psychiatres. Pour entrer en I., il est nécessaire de subir un choc initial. Mon entrée en drame personnel s’est faite le jour où j’ai compris qu’en étant une fille, je deviendrai une femme.
J’ai deux grands frères. Pendant les premières années de notre vie commune, nous étions une
meute hurlante de catcheurs-aventuriers-footballeurs-chevaliers aux jeux coûteux en bosses,
souvent boueux. Notre père est militaire, et alors, ce qui l’exaspère par dessus tout, c’est les
gonzesses, parce qu’elles ont toujours un pet de travers, la gueule en biais, leurs sauces ; et que c’est
chichiteux, les gonzesses, et que le mieux c’est quand elles sont à leurs popottes. Dans ces
conditions, évidemment, je ne vois vraiment pas comment j’aurais pu avoir envie d’être une
gonzesse. De toutes façons, j’étais déjà Aigle de Bronze, après Lion d’Or et Cerf d’Argent ; on ne
peut pas tout faire.
Et puis un jour… Le doute.

Image par Cornell Frühauf de Pixabay


Un bel après-midi plein de pluie. Un temps idéal pour le foot-splash. On s’apprêtait à sortir,
et voilà que ma mère me saisit par le bras, et me ramena au salon, où Tante Hélène était venue boire
le thé. J’en avais rien à foutre, moi, du thé ! Les gars ont demandé deux fois « Alors, tu viens ? » ,
puis comme ils ont vu qu’on ne me lâchait pas, ils ont haussé les épaules et sont partis sans moi. Je
passais une partie de l’après-midi derrière la baie vitrée à les regarder jouer, les larmes aux yeux, ne
comprenant pas pourquoi j’étais punie. J’eus le droit de venir m’asseoir boire du thé, et d’ouvrir le
joli cadeau de Tante Hélène. Une tête de poupée sans corps, avec plein de petits machins chichiteux
de toutes les couleurs. Bon, ça pourrait toujours faire une tête réduite pour les explorateurs. Merci,
je peux aller jouer, maintenant ? Mais oui, ma chérie, tu peux jouer à coiffer cette jolie poupée. La
tête réduite avait des cheveux blonds plus longs que les miens. Je peux aller jouer dehors ? Par un
temps pareil, mais tu n’y penses pas, ma chérie ! On est bien mieux au chaud à boire du thé et à
bavarder ! « On » ? Qui ça, « on » ? Une heure se passa, où il ne se passa rien. Sluuurp le thé,
crounch les gâteaux. Je tentais un appel au secours : « Je m’ennuie. » Les deux grosses au teint de
bougie assises sur le sofa levèrent le nez et me scrutèrent. « C’est bientôt l’heure du dîner, de toute
façon, va dire aux garçons de rentrer, et d’aller prendre leur bain. » J’avais bien mérité cette
participation tardive à l’assaut du fort des Viets (la vasque de fleurs au milieu de la pelouse) par le
général Vorcester, le capitaine Adok et le lieutenant Pepsi – qu’on nous pardonne notre peu de
conscience politique de l’époque. Quand le fort fût pris, et que la vasque chut dans un barouf
terrible, les deux bougies apparurent braillantes sur le pas de la porte. Nous avions la mine réjouie
et de la boue jusque dans les cheveux. Mais la bougie mère porta une estocade sournoise à notre
belle entente. Seule, je fus exemptée de la fessée rituelle. « Vous n’avez pas honte ! Entraîner votre
petite sœur dans vos jeux imbéciles ! » J’ignorais le mot « consentante » à l’époque, mais par contre,
je n’ai jamais oublié que je me suis fait traiter, pour la première fois de ma vie, de « planquée », de
« collabo », et pis… de « gonzesse »…


A ce mot, ajouté aux autres, je sentis mon cœur se décrocher et tomber dans mes spartiates,
boueuses comme mes orteils. « Planquée » avait arraché une manche de mon uniforme, « collabo »
avait arraché l’autre, mais « gonzesse » avait emporté toute ma dignité, toute ma foi en un avenir
radieux, et des lendemains qui chantent. « Gonzesse », j’étais donc désignée de ce nom infamant par
ceux que j’avais cru mes semblables, j’entrais dans le lumpen proletariat de l’agir et de la pensée ;
j’allais être confinée, vouée à l’ennui domestique, aux postes de secrétaire qui fait le café. Je devrais
m’efforcer d’être jolie pour que mon mari n’ait pas trop honte de moi, et qu’il reste discret sur ses
fréquentations extraconjugales. Je n’aurais d’autre destin que la bougification. Je me mis à hurler de
tous mes poumons, et ni la pluie ni les fessées ne me firent arrêter. Je me réveillais dans mon lit, et
la première vision horrifiante du reste de ma vie que j’eus, fût une hydre à double tête de bougie,
mais j’avais trop hurlé pour hurler encore. J’étais condamnée. Un jour ou l’autre, tout le monde
verrait que j’avais pour chromosomes XX. J’avais quelques années de sursis avant que la maladie se
déclare à tous. Par chance, j’étais absolument ridicule en robe, avec mes épaules trop larges et mes
genoux en X, mes bras potelés qui rendaient laides toutes les manches courtes, manches ballons,
manches toujours trop serrées qui donnent – normalement – aux petites filles un air de poupées
charmantes. J’avais des pieds très fins, et perdais tout ce qui ressemblait à des ballerines ; on
m’acheta des baskets. J’avais pour cheveux une tignasse filandreuse jamais peignée ; et, lorsque je
passais de la phase édentée à la repousse anarchique de dents qui nécessiteraient des années de soins
dentaires, il fût décidé de ratiboiser ma chevelure hirsute façon coupe au bol, et de me vêtir des
habits devenus trop petits de mes frères.

Image par Dimitris Vetsikas de Pixabay


Ne vous y trompez pas. Pour une mère, avoir un fils laid est embêtant, mais enfin, il reste
toujours son fils, et puis, il y a toujours espoir qu’il soit doué à l’école, en sport ou en musique, qu’il
réussisse socialement, ce qui lui permettra toujours d’être aimé au moins d’une femme laide, et si sa
réussite matérielle est honorable, il pourra même en trouver une jolie. Et s’il est pédé, eh bien… il
aura au moins une excuse. Mais une petite fille laide… Pour une mère, c’est un échec personnel.
Imaginez les réunions de famille, ou les sorties d’école où tout le monde s’extasie sur la beauté des
petites en robe, rubans dans les cheveux, sourires candides ; et qu’au milieu, il se trouve un gros
pigeon boudiné dans une robe rose bonbon. Il est plus digne pour la malheureuse mère de ne surtout
pas attirer l’attention sur sa fille qui est… différente. Si elle s’obstinait, cela délierait les mauvaises
langues. Les plaisanteries sont faciles, en pareil cas. Donc, il est toujours préférable de cacher les
disgrâces physiques de l’enfant, et d’ailleurs, de la cacher le plus possible. Tous les bons manuels de
savoir-vivre vous le diront. Si elle est sage et docile, ça sera simple. Elle aura vite compris qu’une
femme laide n’a pas sa place sur le devant de la scène. Si elle ne l’est pas, il faudra lui dire qu’il n’est
vraiment pas dans son intérêt de se faire remarquer. Ni d’être insolente, ni d’être capricieuse, ni
d’être exigeante avec les hommes : ces plaisirs sont réservés aux plus jolies. Il faut encourager les
jeunes filles laides à l’étude ; les pauvres, elles n’auront pas beaucoup d’autres plaisirs dans leur
jeunesse. Il est bien évident qu’étant femmes, et laides en plus, elles auront encore moins de chances
qu’une femme jolie et élégante de réussir une quelconque carrière. Mais si elles finissaient vieilles filles, elles pourront toujours se consoler en lisant.


Ces préceptes délicieux m’assurèrent quelques années de tranquillité, en habit de garçon, enfermée
avec des livres. J’ai lutté de toutes mes forces, mais j’ai fini un jour par avoir la forme d’une femme.
Je commençais à me faire traiter de sale gouine, donc il a bien fallu que je modifie ma garde-robe.
Je suis devenue la moche sympa, habillée comme une vieille (le fond de placard de ma mère), mais
sur qui on peut copier pendant les devoirs. Un bon compromis. Je n’étais jamais invitée aux booms
piscine d’ados bourrés au panaché, mais au moins, personne ne me tapait dessus. Et puis, rien
d’extraordinaire n’est arrivé. Je n’ai pas pu user de mes charmes au moment où cela aurait été utile,
et j’ai vu des postes pour lesquels j’avais toutes les compétences être attribués à des idiotes à gros
seins qui auraient atteint le sommet de leurs compétences comme standardistes. Malgré tout, les
hommes pardonnent plus facilement à une femme laide d’être intelligente. Pour eux, c’est comme un
lot de consolation : quand on n’est pas « baisable », on peut toujours être instruite. Par contre, ils ne
pardonnent jamais à une femme belle d’être intelligente, surtout si elle sait qu’elle est plus
compétente qu’eux, et que ses compétences seules lui permettraient d’être leur supérieure
hiérarchique sans passer par la case culbute. Dans ce cas là, ils se déchaînent. J’en ai vu plus d’une
partir en miettes. Le seul conseil que j’ai pu leur donner, c’est de ne jamais dépasser le bac+3 sur
leur CV, de rire à toutes les blagues, et de demander dans quelle équipe joue Almodovar, même si
elles ont fait une thèse sur ses films. Un jour, l’une d’elles m’a annoncé qu’elle avait été nommée
adjointe de direction grâce à mes conseils, et qu’elle avait arrêté la dentelle noire et le liner le jour
où elle avait signé son CDI.


Les belles idiotes, les moches idiotes et les moches résignées ne changeront pas le monde. Les
révolutions de femmes finissent mal, Olympe de Gouges pourrait en témoigner. Donc, il ne reste
plus qu’aux moches révoltées et aux belles qui ont aussi un cerveaux à détourner les règles du jeu.
Lutte longue, souterraine et virale, comme des milliers de XX qui viendraient brouiller le système,
sans bruit, sans cris mais sûrement.
Et maintenant, il ne reste plus qu’à attendre gode haut


Nouvelle : Sunshine

Arc-en-ciel

You are my sunshine, my only sunshine
You make me happy when skies are grey


Elle ne savait pas qu’il jouait du banjo. Il joue bien. Elle regarde sa musculature fine, son torse nu,
ses bras. Il a l’air… habité. Il vacille légèrement. Sa voix semble venir de son ventre, et s’écouler par
sa bouche, se mêlant à la musique. Elle le regarde avec une petite pointe d’orgueil. Il l’a voulue, elle,
près de lui, maintenant.

 » Tu connais Johnny Cash ? « 

 » Non ». Elle minaude, passe ses doigts sur sa nuque à lui. Mon beau Baptiste… Il lui lance un regard bleu. Au lycée, il lui faisait du gringue, c’était fou. Mais elle sortait avec un autre. Alors, rien. Sauf, ce jour où il avait couru après elle dans la rue avec des roses. Mais elle n’avait pas cédé. Peut-être aurait-elle dû ? Non, elle
s’était flattée à l’extrême de ce désir d’elle, mais elle aimait son Blaise ; elle l’avait aimé plus encore
en le sentant jaloux de ces roses qu’il avait jeté par terre. Elle jouissait du regard de loup que Blaise
jetait sur ceux qui s’approchaient trop près de la sirène et de ses gentilles manières aguicheuses. Elle
aimait provoquer chez lui cette angoisse de la perdre, pour s’assurer qu’il lui était bien dévoué et
acquis. Baptiste partit poursuivre des cours d’art dramatique à Brest.
Elle demeura à Angers avec Blaise.
Était-ce de l’amour ? N’en était-ce pas ? Du reste, s’il s’était trouvé un prétendant vraiment plus
avantageux, son hésitation aurait été aussi courte que le permet la décence. Il n’y en eut pas ; ils
s’épousèrent.

You’ll never know dear how much I love you
Please don’t take my sunshine away

Et puis Baptiste est revenu à Angers, comme ça, voir des amis. Et… la voir, elle. Entre temps, elle
s’était mariée, donc, mais… l’idée qu’elle pouvait lui plaire encore, après tant d’années… Elle se
convainquit qu’il avait gardé intacts ses sentiments pour elle. Cela pimentait un peu ses pensées,
flattait sa vanité de femme. Car une fois mariés, et les années passant, la jalousie de Blaise avait
décrue, et lorsqu’il fût embauché dans un cabinet d’avocats prestigieux, le plaisir qu’elle avait à en
informer tout interlocuteur l’avait éteinte, sûr qu’il était désormais qu’elle ne le quitterait plus. Il
s’était même lassé de s’irriter des sourires appuyés de sa femme à ses collaborateurs, et de la façon
dont elle posait sa main sur les avant-bras masculins, lorsqu’elle riait à gorge déployée, rejetant la
tête en arrière. C’était elle, alors, qui avait trouvé son attitude à lui suspecte, et avait pensé qu’il la
trompait.
Baptiste est revenu. Elle accepta donc de le recevoir pour prendre le thé, lorsque son mari serait
absent. En toute amitié, bien sûr. Elle sortit à cette occasion les albums photos. Elle minaudait, l’air
de rien pensait-elle, prenait des pauses, un air éthéré, et observait, discrètement pensait-elle, la
réaction de son invité. Sentant de telles dispositions d’écoute, il avoua une photo à la main, un
tremolo dans la voix, qu’il venait de se séparer de sa compagne, corps et biens, et qu’ils avaient le
chat en garde alternée. Elle l’avait quitté pour un autre.  » Oh… fit-elle, en signe d’empathie, baissant
les yeux, sapant son earl grey, se réjouissant intérieurement de ce qu’elle voulait imaginer comme
un aveu de sentiments refoulés à son égard. Tu reveux du thé ? « 

You are my sunshine, my only sunshine
You make me happy, when skies are grey

« Tu ne te souviens pas, demanda-t-elle, en riant. Ah oui… C’est vrai…  » C’est vrai qu’elle avait été
d’une nullité exemplaire en cours, au lycée, surtout en anglais. Alors, si elle comprenait les paroles
de la chanson…
La théière vide, le soir s’annonçant, ainsi que le mari, il avait pris congé, osant un baiser faussement
timide sur la joue, qu’elle reçu d’un air faussement surpris, avec un sourire faussement candide.
Lorsqu’il revint le lundi suivant, ils s’embrassèrent franchement. Des étoiles dans les yeux, pressant
sa main blanche sur son cœur, il lui dit, ému que si un jour on lui avait dit que… Si il avait su qu’il
pourrait… Elle avait un pourpre d’orgueil aux joues. D’un baiser, voilà qu’elle faisait le bonheur
complet de cet homme, qui depuis des années, se disait-elle, soupirait à sa pensée.
Lorsqu’il revint le mardi suivant, ils couchèrent ensemble. Si un jour on lui avait dit que… Si il avait
su qu’il pourrait…

Lorsque revint le lundi, il quitta Angers pour Brest ; et sur le quai de la gare, ils se déposèrent un
baiser à bout de lèvres.

You’ll never know dear, how much I love you
Please don’t take my sunshine away

Elle avait sur le visage un air de satisfaction qui surprenait bien son mari, mais elle se montrait si
aimable, qu’il n’osa pas demander la raison de cet engouement soudain pour son reflet dans le
miroir. Elle fomenta d’aller à Brest. Elle en informa celui qu’elle se plaisait à considérer comme son
amant, qui ne su dire ni oui avec enthousiasme, ni non avec fermeté, et répondit dans un sourire mou que
cela lui ferait toujours plaisir de la voir, mais qu’il avait quand même beaucoup de travail, alors que
si elle venait, il l’hébergerait avec plaisir, évidemment, mais qu’il serait fort occupé, et disponible
seulement le soir. La pensée des nuits torrides qui l’attendaient à Brest lui fit prendre un billet de
train, et mentir à son mari. Elle dit qu’elle allait retrouver une amie de lycée pour quelques jours.
Il la mena à la gare, et regarda partir le train et sa femme à la mine triomphante. Il resta quelques
instants sur le quai. Il pensa, l’œil sur les rails, à cette conversation entendue par hasard d’une porte
ouverte, entre deux collaborateurs anglophones.
 » Fanny  » ? Sa femme s’appelle  » Fanny  » ? Tu plaisantes ! Impossible. Je te jure, mec. Fanny,
Pussy Bush. Ahaha ! Remarque, ça ne pouvait pas mieux tomber.  » Je vous présente Fanny « , c’est
déjà fait, merci ! Ahaha !
Il fixa le train à l’arrêt devant lui, l’œil vide. Puis rentra. Il sortit une valise du placard, et s’accorda
lui même un séjour amical à quelques rues de là.

The other night dear I dreamt I held you in my arms
But when I woke up up I was mistaken
So I hung my head, and I cried

Ah… Mais alors, tu ne comprends pas les paroles de la chanson ? Elle se glissa derrière lui, feulant
au contact de sa peau nue. Mais si, en gros, disons.  » C’est une chanson d’amour, fit-elle une étincelle
dans le regard. Tu es… mon… rayon de soleil…  » Elle l’embrassa dans le cou. Il se remit à jouer.
Cette nuit-là, il ne put faire l’amour.

Blaise avala sa salive, hésita, puis sonna à une porte verte. Rien. Il sonna une seconde fois. Chaque
pas dans le gravier, de la maison vers la porte, menaçait de faire éclater son cœur. La porte s’ouvrit
sur une petite femme brune, qui regarda Blaise, surprise, puis la valise, et se jeta à son cou.

Le lendemain, en fin d’après-midi, Fanny vint trouver Baptiste à la sortie de son travail, à l’heure
qu’il lui avait annoncée. Il lui proposa une promenade, elle lui prit le bras. Ils arrivèrent enfin à une
fontaine, et s’assirent. Ému, et gauche, et lui dit qu’il n’était pas encore prêt. Takptakptak
takptakptak. Elle gardait un visage impassible, et dissimulait bien son cœur qui cognait des deux
poings contre sa cage thoracique. Comme elle ne disait rien, rassuré, il poursuivit.  » Je ne suis pas
prêt à me lancer dans une nouvelle histoire, c’est trop tôt pour moi, tu vois, je…  » Il se délitait. Elle le
trouva soudain minable. Elle ne voulait rien entendre de plus. Elle dit simplement :  » je prends le
premier train demain matin. »
Cette nuit-là, elle dormit sur le sofa.

Elle arriva en fin de matinée à la porte de Marine, son amie de lycée, qui l’accueillit à bras ouverts.
Elles parlèrent et rirent, et pleurèrent, et chantèrent. Elle se mit soudain, l’air mélancolique, à
fredonner  » iou arre maï seunchaïnn maï eunli seunchaïn..  » Quelle chanson triste, triste et belle lui
dit Marine. Triste ? C’était une chanson triste ? Marine sourit. Ah oui, toi et l’anglais, hein… Oui
c’est l’histoire d’un homme qui pleure la femme qu’il aime éperdument, et qui l’a quitté pour un
autre, et il crève de douleur. Takptakptak takptakptak. Ah, fit-elle, avec un petit rire à peine forcé « .
Cette nuit-là, dans le sofa, elle ne trouva pas le sommeil.

Dans le train pour Angers, à l’abri d’un compartiment aux rideaux tirés, elle put enfin pleurer toute
sa déception, toute sa honte, toute son humiliation. Elle était partie croyant céder au destin, à un
amour supérieur, laissant mari et maison ; elle revenait honteuse, avec la vérité infamante et tue, de
n’avoir été qu’un plan cul.
En traversant la ville, puis en montant les escaliers, elle fut prise d’une immense pitié pour son mari,
elle avait les yeux embués de honte, et se disait qu’à compter de ce jour, elle serait une épouse
modèle. Le passé était le passé. Elle avait eu tort de regarder en arrière. Elle respira profondément,
et ouvrit la porte. Personne dans l’appartement aux rideaux tirés. Takptakptak takptakptak. Le soir
vint.
Cette nuit-là, dans le lit, elle chanta.
 » iou arre maï seunchaïnn maï eunli seunchaïn.. « 


Conte – Gaia

Image par woong hoe de Pixabay

« Gaia se meure », dit le chat à l’enfant-forgeron. L’enfant-forgeron posa ses outils, et regarda
longuement le chat. Sa vue se brouillait doucement. Le chat vint lécher les larmes sur les joues
sales, puis se blottit dans le cou de l’enfant-forgeron. Le feu haussait une flamme de temps à autre,
inquiet pour son petit maître. L’enfant-forgeron dit au chat : « Vas chercher mon frère, l’enfant-berger. »
A l’aube, l’enfant-forgeron attendait le chat et l’enfant-berger au pied de la montagne. Le chat
traversa la brume. Il était seul. « Chat, viens avec moi ! », supplia l’enfant-forgeron. Mais le chat
rebroussa chemin. Seul au pied de la montagne, l’enfant-forgeron pleura. « Comment trouverais-je
mon chemin, sans l’enfant-berger ? Comment reconnaîtrais-je les bons des méchants, sans le
chat ?
» Le vent fit onduler les herbes hautes dans la lumière grise, et elles chantèrent. « Gaia,
montre moi le chemin jusqu’à toi », demanda l’enfant-forgeron. Une fourmi ailée se posa sur son
bras. Il la fit se promener sur sa main, puis sur l’autre. Soudain, elle s’arrêta, et fit frissonner ses
ailes. Lorsqu’elle s’envola, il la suivit.


En chemin, plusieurs fois, les loups lui demandèrent : « Mais où est donc ton frère ? » Il ne
répondait pas. Ils le bousculaient, parfois lui mordaient un mollet. L’un d’eux, plus méchant peut-être, plus hardi sans doute, croqua la fourmi. L’enfant-forgeron lui fendit le crâne d’un coup de
marteau, et ouvrit sa bedaine d’un coup de tenaille. Cent ombres d’agneaux s’en échappèrent. Il eut
faim. La fourmi reparut, et il oublia de cuire cette chair fétide, pour reprendre sa route.
Dans l’ombre, des yeux de loups brillaient. Ils craignaient l’enfant-forgeron. De part et d’autre, ces
lumières vertes lui éclairaient le chemin.


Dans une clairière, il trouva une fillette qui chantait. Il s’approcha. « Que tu es sale ! » lui dit-elle,
elle, si blonde et si belle. Était-elle une princesse ? L’enfant-forgeron baissa les yeux. Il aimait
l’entendre chanter. Elle chanta encore. « Que tu es seul ! lui dit-elle, tu n’as donc pas d’amis ? »
L’enfant-forgeron baissa les yeux, pensant à l’enfant-berger et au chat. Il était triste, et voulait
encore l’entendre chanter. Elle chanta. « Que tu es pauvre ! lui dit-elle, regardant avec dégoût ses
haillons. Des fils d’or brillaient au col de sa robe. L’enfant-forgeron baissa les yeux. Il cacha derrière
son dos son marteau et sa tenaille. Jamais il n’avait vu une aussi belle petite fille, ni entendu aussi
bien chanter. « Tu voudrais que l’on soit amis ? » Demanda la fillette. L’enfant-forgeron leva
timidement les yeux. « Mais tu es trop pauvre, trop seul et trop sale ! » Elle chanta. L’enfant-forgeron était triste, mais il ne voulait pas pleurer devant cette belle petite fille. Il l’écouta. Soudain,
elle s’arrêta, et poussa un cri. Avec sa chaussure, elle écrasa la fourmi.

Alors l’enfant-forgeron pleura, pleura, car il comprit qu’il avait perdu sa seule amie. La fillette, le
regardait, stupéfaite. L’enfant-forgeron prit dans ses mains la petite morte, et pleura, pleura si fort,
qu’il la baigna de ses larmes. La fillette fut bientôt jalouse, et quelle ne fut pas sa surprise de voir
que doucement, doucement, la fourmi se mettait à vivre de nouveau. Elle se dit que cet enfant-là
n’était vraiment pas ordinaire, était-il un sorcier ? L’enfant-forgeron était tout à sa joie de voir de
nouveau voleter la fourmi. La fillette vit soudain le marteau et la tenaille. « Quelle chance, dit-elle,
tu manies ces instruments-là ». L’enfant-forgeron tourna la tête. Elle lui montra son poignet, orné
d’un gros bracelet d’or. « Vois, mon bracelet est coincé dans cette souche, je ne peux m’en aller.

Coupe le, je te le donnerai pour te remercier. » Mais l’enfant-forgeron prit ses outils, et suivit la
fourmi. A mesure qu’il approchait de la lisière de la forêt, la fillette vit partout de curieuses lumières
vertes s’allumer. « Cet enfant-là n’est vraiment pas ordinaire. C’est donc un sorcier. » Elle vit
l’enfant-forgeron disparaître dans la forêt, et avec lui, un partie des lumières vertes. Les autres
s’approchaient. « Cet enfant n’est vraiment pas ordinaire. C’est un sorcier. »


Les loups n’aiment pas chanter.

Vue d'une forêt en contre plongée
Image par Free-Photos de Pixabay


L’enfant-forgeron atteignit le village dans la nuit. Il se dirigea vers la maison de Gaia. « Tu as tardé,
lui dit le chien, voilà qu’elle ne parle plus.
» L’enfant-forgeron pensa au chat, à l’enfant-berger, aux
loups, et à la fillette, qui avaient tant allongé son chemin. Il fut pris d’une grande colère, et jeta son
marteau dans la nuit. Il le regretta aussitôt. « Va le chercher, lui dit le chien, et ne tarde plus. »
L’enfant-forgeron partit à la recherche de son marteau. Bientôt, il entendit pleurer une femme, et à
ses pieds son marteau. Elle lui dit « Est-ce à toi ce marteau ? Est-ce toi, ce dieu méchant , qui a fait
si peur à mon âne, qu’avant de fuir, il a jeté à terre mon enfant ?
» Elle tenait dans ses bras un tout
petit garçon qui semblait endormi. L’enfant eut tant de peine et tant de remords, que la nuit eut pitié,
et lui envoya la nuée d’agneaux qu’il avait sorti des entrailles du méchant loup. La nuée bleue
enveloppa bientôt l’enfant-forgeron, la femme et le tout petit garçon. « Agneaux, ayez pitié. Vous
savez le chemin, je vous en supplie, allez le chercher.
» La nuée dansa, puis tourbillonna vers la
forêt, faisant s’incliner les arbres. Elle revint plus dense, et chargée de rosée, et enveloppa le tout
petit garçon dans le bras de sa mère. Bientôt, ses lèvres redevinrent roses, et ses joues. L’enfant-forgeron pris son marteau et se sauva en courant. Lorsque le tout petit garçon ouvrit les yeux, la
mère, si émue, voulu serrer dans ses bras aussi cet enfant au marteau, mais il n’était plus là.
Alors, elle confia pour lui un baiser à la nuit.


Le chien lécha les joues de l’enfant-forgeron. L’enfant le serra fort, et resta un temps la joue contre
le cou du chien, lui caressant le flanc. Puis le chien lui donna quelques coups de nez. « Entre, il est
temps.
» Dans la maison, l’enfant-forgeron vit plusieurs silhouettes autour de Gaia allongée. Il
s’approcha, craintif. Des hommes et des femmes, plus ou moins vieux, qui se ressemblaient. Ils le
scrutèrent, puis se mirent à murmurer. C’est lui ? C’est lequel ? Qu’il est sale… Mais où est son
frère ? Non, ce n’est pas l’enfant-berger, regarde comme il est noir ! Tu es sûr que c’est… Oui, c’est
l’autre… Où est donc son frère ?… Ah vraiment ?… Ils ne se ressemblent vraiment pas… Tu es sûre ?
Qu’a-t-il fait de son frère ? Il n’est pas très grand… Il n’est pas très beau… ça ne peut pas être
l’enfant-berger… Ce doit être l’autre, alors… Mais où est son frère ? »


L’enfant-forgeron n’osait avancer plus. Il voyait Gaia, et ses longs cheveux gris dénoués.
La plus grosses des femmes s’adressa à lui : « Où est ton frère ? » L’enfant-forgeron baissa les yeux.
Murmures. La femme s’énerva : « Dis quelque chose ! » Alors l’enfant-forgeron s’approcha de Gaia.
Il s’assit près d’elle et prit sa main. Il lui raconta son chemin, jusqu’à elle. Il lui demanda pardon
d’être arrivé si tard. Il lui raconta les fleurs et les arbres qu’il avait vu en chemin, et demanda pardon
pour celles qu’il n’avait pas vues, et que l’enfant-berger, lui, connaissait si bien. Il lui raconta mille
choses, elle semblait écouter. Les hommes et les femmes autour commencèrent à écouter. Puis l’un
d’eux y alla de son anecdote. Un autre ajouta son avis sur le sujet. Puis on en vint à raconter les
histoires du village, et celle de chacun, et à s’accorder sur la juste version des faits. L’enfant forgeron pleura. Il serra la main de Gaia dans les siennes, et lui demanda de ne pas le laisser seul avec eux.

Vue sur une vallée
Image par Schwoaze de Pixabay


A l’aube, Gaia respirait toujours doucement, les yeux clos, la main dans celles de l’enfant-forgeron.
Certains commencèrent à bailler. Puis la plus grosse femme dit qu’elle avait à faire et reviendrait
plus tard. Un homme dit qu’il devait sortir ses bêtes, et reviendrait ensuite. D’autres sortir sans rien
dire. Soudain, un homme saisit l’enfant-forgeron par une cheville, et le secoua. « Et celui-là, hein ?
Celui-là, sait-on seulement qui il est ! Va—on le laisser, là, tout seul ?
» L’enfant-forgeron pleurait
et tendait les bras vers Gaia. « Que veut-il, à la fin, ce noiraud qui dit défier les loups, et que
personne ne connaît ?
» Ceux qui étaient là murmurèrent. C’était vrai, il se disait l’enfant-forgeron,
mais comment le prouver ? S’il était l’enfant-forgeron, où était l’enfant-berger ? L’homme le lâcha
sur le sol de terre battue, et le gifla. Petit voleur, petit menteur ! Es-tu donc venu pour voler la
maison de Gaia ? L’enfant-forgeron regarda longuement l’homme, puis autour de lui. Il n’y avait rien
a voler chez Gaia… Pas de robes brodées d’or, pas de bracelets… Or, tous en portaient. Chez Gaia, il
n’y avait que Gaia.


La porte s’ouvrit sur le matin et sur une femme qui apportait une jarre d’eau. Un rayon de soleil
serpenta jusqu’à l’enfant-forgeron, et fit briller ses yeux jade. La femme alla vers l’enfant et
l’embrassa. « Tu as les yeux de Gaia, enfant-sorcier, tu as sauvé mon bébé. ». Les murmures
redoublèrent. L’enfant-forgeron regarda tristement partir la femme. Il retourna au chevet de Gaia.
Les deux hommes qui étaient restés s’endormirent. L’enfant-forgeron vit un livre au chevet de Gaia.
Il le prit d’une main, gardant son autre main dans celle de Gaia. Une feuille d’arbre dépassait du
livre. L’enfant-forgeron l’ouvrit à cet endroit. C’était une histoire bien compliquée, avec beaucoup
de personnages, dans un pays où il pleuvait beaucoup. L’enfant-forgeron sourit. Il ne savait pas que
Gaïa lisait ce genre d’histoires. Il resta longtemps, longtemps blotti au chevet de Gaïa, lisant son
livre, sa joue sur les longs cheveux gris. Il aurait pu devenir un tout petit chat noir, qui regardait
danser le rideau faisant office de porte, l’oreille toujours attentive à la respiration de son maître.


La grosse femme revint, et une autre, tout à fait semblable mais moins grosse, et trois autres
hommes plus ou moins dégarnis. Ceux qui s’étaient endormis dans les fauteuils s’agitèrent. Ils
parlèrent des récoltes, dirent du mal des absents, mangèrent et burent sans retenue. Soudain, la
grosse femme vit l’enfant-forgeron. « Alors, nous diras-tu enfin où est ton frère ? Va-t-il seulement
daigner venir ici ?
» L’enfant-forgeron ne dit rien, et prit la main de Gaia.


Les conversations se poursuivirent entre les enfants de Gaia, chacun cherchant à deviner les vues
des autres sur les terres de Gaia. Ils échangeaient des sourires en lames de couteau et du poulet en
gelée. L’un d’eux osa enfin demander à qui irait le don. Savait-on qui Gaia avait désigné ? La grosse
femme prétendit qu’elle avait de drôles de vertiges depuis quelques jours, et que c’était peut-être un
signe. Un des dégarnis dit que ses pêches avaient été miraculeuses depuis deux jours, c’était peut-être un signe. Chacun énonçait sa preuve qu’il pourrait bien être l’élu.


A mesure qu’ils parlaient, l’enfant-forgeron vit un poil gris, très dru, pousser, pousser sur le menton
de Gaïa. La moins grosse dame rappela que pour que le don soit transmis, il fallait que tous les
enfants de Gaia soient présents, or, il manquait l’enfant-berger… L’enfant-forgeron était si intrigué
par ce poil incongru, qu’il n’entendait plus les conversations. Un dégarni laissa entendre que le don
serait perdu, si l’enfant-berger ne venait pas ! Un autre dit que l’enfant-berger avait refusé de venir
parce qu’il ne voulait pas du don… Une voix glapit que c’était absurde, qu’un don pareil ne se refuse
pas, et qu’il ne peut pas se refuser de toute façon ! … Si il ne vient pas, après tout, peut-être qu’il
n’est pas vraiment de la famille… Allons, bien sûr que si ! S’indigna la grosse femme, c’est bien moi
qui l’ai porté ! Et puis comment un enfant si beau ne pourrait-il pas être de la famille ! Murmures
Un dégarni, se servant une pleine timbale de vin, fit remarquer que le seul dont la provenance était
vraiment incertaine, c’était ce petit crasseux d’enfant-forgeron… Rires. Encore une fantaisie de
Gaia… dit le plus vieux. Oui, elle avait trouvé un bébé abandonné dans un tas de chiffons près du
lavoir, alors, évidemment, comme elle a toujours soigné les animaux errants… Elle l’a ramassé, et
comme il y avait déjà un berceau à la maison, elle a donné cette trouvaille comme frère à…


L’enfant-forgeron saisit le poil sur le menton de Gaia entre deux doigts. On aurait dit du métal tant il
était solide. Comment ôter cette vilaine chose, qui n’avait rien à faire là ? Impossible de l’arracher,
cela aurait fait mal à Gaia. Il fallait donc le couper. L’enfant-forgeron saisit sa tenaille, et coupa le
poil au ras de la peau de Gaia. Il lui sembla que Gaia avait poussé un soupir et qu’elle souriait. Le
poil coupé se mit à serpenter sur le drap blanc, et vint s’enrouler autour du poignet de l’enfant-forgeron, en un bracelet d’argent terni. L’enfant-forgeron enfouit son visage dans les cheveux de
Gaia et il pleura, car il comprit qu’elle partait.


Le chien vint près de l’enfant-forgeron. « Fils de Gaia, vient, il est temps… » L’aube fendait le ciel
d’un trait blanc. L’enfant-forgeron déposa un baiser sur le front de Gaia, puis il suivit le chien,
enjambant les dégarnis et les grosses femmes qui cuvaient leur vin.

Grands arbres, faisceau lumineux
Image par jplenio de Pixabay


Près du puits, il vit la femme. Elle lui sourit. Elle mouilla un linge, et lui lava le visage et les mains.
Elle défit son long voile orange, et en drapa l’enfant-forgeron. Elle sourit de le voir si beau. Elle le
regarda longuement, avec joie, et surprise, puis elle s’enfuit en riant. L’enfant-forgeron la suivit des
yeux, sans comprendre son rire. Le chien lécha les mains de l’enfant, ils traversèrent le village dans
le jour naissant. Ils arrivèrent devant le palais du vieux roi Abkhar. Dans le jardin, Abahil, le prince
musicien, jouait du luth. Le chien se faufila à travers la haie, suivi de l’enfant-forgeron. Le prince
cessa de jouer, écouta, et sourit. Il était aveugle, mais pas sourd ! « Chien, tu es bien matinal…
Quelles tristes nouvelles m’apportes-tu de mon aimée ?
» Le chien avança vers Abahil, suivit de
l’enfant. Le prince entendit que le chien n’était pas seul. Ce pas n’était pas celui de Gaia, et pourtant, il l’émut aux larmes. « Chien, qui est donc venu avec toi ? » L’enfant-forgeron regarda cet homme
élégant, qui jouait si bien du luth, et qui avait la peau miel et les cheveux sombres. Il n’osait
comprendre… Comment cet homme, dans sa quarantième année, pouvait-il demander au chien de
Gaia des nouvelles de… son aimée ?


Intrigué, l’enfant s’approcha du prince. Il approcha sa main du bras du prince, compara, et vit ce que
l’autre ne pouvait voir. Le prince avança une main vers l’enfant, elle rencontra son épaule. Son autre
main, avertie qu’il s’agissait d’un enfant par la première, ajusta son mouvement pour effleurer sa
joue. Le prince prit l’enfant dans ses bras. « J’ai toujours su que tu viendrai. J’ai chanté des nuits
entières pour que tu viennes. Gaia me racontait tout ce qu’elle voyait, pour que je le chante au
monde. Gaia était mes yeux. Quand deux peuples ne s’aiment pas, quand les lois des hommes
l’interdisent, un prince et une sorcière ne peuvent s’aimer, un jeune homme et une femme, ne
peuvent s’aimer, mais ils le font quand même.
» L’enfant-forgeron se sentit soudain heureux, comme
il ne l’avait jamais été. Il imaginait la puissante Gaia, aller rejoindre à la nuit tombée le puissant
prince Abahil, avec le chien faisant le guet. C’était à la fois ridicule, et tellement beau. Il pensait aux
dégarnis, et aux grosses femmes, qui ne surent jamais déceler qu’il était leur frère, et il rit, il rit dans
les bras de son père, qui riait avec lui.


Grave, soudain, le prince dit : « Gaia savait qu’elle ne pourrait finir le livre qu’elle lisait, et moi, je
ne pouvait lui lire…
»
« Père, dit l’enfant, je sais, moi, comment se finit ce livre ! » Alors, prenant son luth, le prince dit à
l’enfant : « Alors, raconte-moi… »
Tandis que le royaume voisin pleurait sa plus sage et sa plus puissante sorcière, la cour du vieux roi
Abkhar découvrait avec surprise les nouveaux chants du prince Abahil. Nulle mélancolie, nul amour
désespéré dont on se languit, mais des histoires extraordinaires d’animaux qui parlent, de montagnes
et d’humains immenses, d’arbres majestueux et très hauts, de méchants ventripotents et chauves. La
cour n’osait manifester son engouement, mais il est vrai que plus personne ne baillait pendant le
récital quotidien. On attendait une réaction du vieux roi Abakhar. Un jour, pendant l’histoire des
voleurs ventrus, Abakhar fut pris d’un fou rire qui lui dura jusqu’au soir, et qui contamina tout le
palais. Le soir et le calme venu, il fit appeler le prince Abahil. « Mon fils, il est arrivé une guérison
que je n’esperais plus. Depuis sept années, je te vois plus mort que vivant, comme possédé, et voilà
aujourd’hui que par ton art, tu amènes la joie dans notre maison. Je veux te faire un cadeau,
demande-moi ce que tu voudras
» A dire vrai, le vieux roi espérait que la demande fut : « une
épouse
», alors quand le prince dit, avec un sérieux qu’il ne lui connaissait plus : « Je veux mon
forgeron personnel
», le vieux roi s’exclama, avec un mouvement de dégoût : « Un forgerooooon !!!
Dans mon palais ! Quelle est cette folie ?
» Sans s’émouvoir, le prince expliqua qu’il voulait créer de
nouveaux instruments de musique, tout en métal, dans le secret le plus absolu.
Il en fut ainsi, et voilà l’origine la plus ancienne du jazz.


Série – H24, 24h heures dans la vie d’une femme

Une série en 24 épisodes (+1) pour parler, montrer et rendre compte des violences quotidiennes que subissent les femmes. 24 épisodes, donc, de 4 minutes chacun, et chacun correspond à 1 heure de la journée. Une série à retrouver sur arte tv.


Cette série commence à 7h, dans le bus, et s’arrête à 6h du matin, à un arrêt de bus. Dans la rue, à la maison, au travail, à l’aéroport, dans une foule, dans un bar : les violences faites aux femmes sont partout, et tout le temps. Chaque épisode se compose d’un monologue, celui de la victime, écrit par une autrice différente, à partir de faits réels, et interprété par une comédienne différente à chaque épisode. Parmi les auteurs, il y a entre autres, Lydie Salvayre, Lola Lafon, ou Christiane Taubira.

Parmi les comédiennes, on peut citer Diane Kruger, ou Valeria Bruni Tedeschi. Il s’agit d’autrices, de réalisatrices et d’actrices européennes : si tous les épisodes sont sous-titrés en français, on entend plusieurs langues européennes. Les violences faites aux femmes sont partout, et tout le temps, et ça touche toutes les femmes. Ici, on voit des comédiennes très différentes, de tous les âges, tailles, et pas seulement un type de silhouette de femme.

Ce sont deux documentaristes qui sont à l’origine de cette série, Valérie Urrea, et Nathalie Masduraud. En 2018, le documentaire qu’elles avaient coréalisé, Focus Iran, l’audace au premier plan a été récompensé au festival de film documentaire. Elles ont produit cette série parce qu’elles veulent voir changer la situation actuelle des femmes. Les images sont belles, harmonieuses, certains épisodes rappellent aussi que Valérie Urrea a réalisé plusieurs documentaires sur la danse, notamment sur la chorégraphe Mathilde Monnier. En effet, l’épisode « 8h – A dix centimètres du sol » est clairement chorégraphié. Par ailleurs, les réalisatrices avaient pour consigne de filmer en face caméra, et c’est un élément qui vient du documentaire. Elles ont réussi à créer une unité entre tous les épisodes, en confiant le montage et la bande-son de tous les épisodes aux mêmes personnes : la monteuse Tina Baz Le Gal, et Léonie Pernet, qui a composé le générique et la musique de chaque épisode.


H24 12H – Le cri défendu

Si le thème est grave, il est important de souligner qu’on ne tombe jamais dans le pathos. S’il y a des épisodes plus tragiques que d’autres, le travail d’écriture permet de dire beaucoup plus qu’en montrant simplement et froidement. Il y a aussi des portraits de femmes qui ne se laissent pas faire, qui résistent, qui refusent l’indifférence et les regard qui se plongent dans le sol ou le journal, quand une violence a lieu tout près. Je vous propose d’ailleurs de regarder l’épisode « 12h – Le cri défendu » Réalisation Charlotte Abramow, réalisatrice belge, Avec : Déborah Lukumuena, comédienne française – Auteur.e : Jo Güstin, écrivaine française

Sur le parking du fast-food où elle travaille, elle aperçoit un homme frapper violemment sa femme. Elle s’interpose et tient tête au mari. Avec jubilation.

H24, 24h heures dans la vie d’une femme, une série à retrouver sur arte tv Du 23/10/2021 au 22/10/2026


Nouvelle – Renato

Je n’ai vraiment pris mesure de l’ampleur du phénomène que lorsque j’ai commencé à parler
en société. Avant, je me contentais de sourire aimablement, d’opiner du chef ; et cela suffisait à me
faire apprécier de bon nombre de gens qui, s’ils me trouvaient parfois trop discret, louaient mes
capacités d’écoute bienveillante : j’aurais pu être curé ou psychiatre. Ce premier succès – modeste,
certes – m’enhardit au point faire entendre le son de ma voix.
Passées les politesses d’usage, que je manie encore mal, le désastre. Si le temps passé à
écouter les autres a rendu mon imagination fertile, et me fournit la matière de quelques nouvelles,
que je publie sous différents pseudonymes pour arrondir mes fins de mois, il ne m’a pas appris l’art
oratoire, la captatio benevolentiae et tout le bataclan. Non. Je vois des cocus partout, des vendetta,
des orgueils flétris ; et suis incapable de dire aimablement des riens, ou de donner simplement mon
avis, quand on me le demande.


Comme parler ne m’est pas naturel, et me demande un effort conséquent, je vais à l’économie de paroles. Je résume en un mot. J’use de second, troisième et cinquième degrés, de
sous-entendus, et des polysémies à outrance. J’invente des mots, ou attribue un sens nouveau à ceux
qui existaient déjà. Je cite sans citer. J’aime les calembours potaches. Je m’amuse évidemment
beaucoup, parfois même, je glousse, jusqu’à percevoir les froncements de sourcils de mes
interlocuteurs. C’est assez idiot, mais j’ai mis un temps certain à comprendre qu’il ne suffit pas de
dire pour être compris ; ni même de pratiquer a priori la même langue. Cette bizarrerie d’ensemble,
ajoutée à ma peau mate et à mon prénom – Renato – laisse parfois penser que le français n’est pas
ma langue maternelle. Dans ce cas, l’auditoire se montre plus clément, et va même jusqu’à me
trouver un accent.

Image par Wedding Photography Minneapolis de Pixabay


La majorité des gens ne comprennent pas immédiatement le fond de ma pensée, qui n’a
pourtant rien de brillant ni de révolutionnaire, la plupart du temps. C’est que je pense en bouquets –
je suis fleuriste. Je pense en couleurs, en parfums, en harmonies, en essences, en symboles, en
saisons, en volumes, en formes. Par souci de clarté, et désir de m’intégrer autrement qu’en faisant la
potiche, j’ai essayé la pensée claire, directe, simple. J’ai eu l’impression de faire l’amour sur la
banquise sous la surveillance d’un policier allemand. Je n’ai pu soutenir l’effort bien longtemps.
Autant le dire : je suis « lourd ». Échanger avec moi – passées les politesses d’usage – dépasse le supportable au bout d’une trentaine de minutes. C’est comme regarder un film suédois en V.O. Avec un sous-titre trop petit, blanc sur fond de neige : ça fatigue, on ne comprend rien malgré l’effort fourni, et on finit par laisser tomber. J’ai lassé et bien malgré moi, des gens qui semblaient m’apprécier, et que j’appréciais aussi. Lassés de mes pensées en chou-fleur, et de mes histoires de cocus, ils finissaient même par m’accuser de sous-entendre alors que pour une fois, je ne sous-entendais rien… Ah, j’en ai fini, des soirées, seul, près du buffet, ou sur la terrasse, fumant d’un air pensif sous les étoiles…


C’est d’ailleurs un de ces soirs de solitude, qu’une rousse aux petits seins est venue me parler de son
mémoire de recherche sur les hommes qui exercent des métiers de femme. A dire vrai, je m’en
contrefoutais, mais elle avait vingt ans, elle était jolie, et comme je ne m’encombre pas des
scrupules de certains autres quarantenaires, je décidais de lui plaire. Et me taisais. Rendez-vous fut
pris pour le lendemain après-midi dans ma boutique. Comme je l’espérais coquine, j’avais dégagé
l’un des deux grands plans de travail sur lequel j’assemblais les bouquets. Elle vint. Je regardais
avec envie sa croupe, ses yeux verts et sa bouche, et répondais d’une voix monocorde à ses
questions. Je ne compris pas d’abord l’insistance avec laquelle elle répétait mon prénom. J’espérais
une allusion grivoise, une invitation. Mais comme elle insistait aussi sur mon célibat sans enfant, et
sur le fait que je sois non seulement fleuriste mais aussi antiquaire, je compris qu’elle attendait de
moi que je confirme sa thèse : tous pédés. Sur ce point-là, je n’ai pu lui donner satisfaction.


Cela n’a pas résolu mon problème de communication avec mes semblables. Je décidais de
prendre le cocu par les cornes, et m’installais tous les matins pendant une heure sur la terrasse du
café en face ma boutique. Je découvris ainsi l’existence de La Cage aux folles, et que j’étais connu
sans l’être, puisqu’on pouvait être assis à coté de moi sans le savoir, comme Renato-fleuristeantiquaire-probablement-gay . Je me dis que j’avais bien fait de ne pas écouter ma mère, qui
suggérait pour enseigne ‘Chez Renato’ .

Image par Quang Nguyen vinh de Pixabay


Dès qu’à une table voisine la conversation dépassait trente minutes, je tendais l’oreille. Par quel
miracle il ou elle parvenait à tenir en haleine son interlocuteur? Les femmes, qui en avaient,
parlaient beaucoup de leurs enfants ; jusqu’à énumérer le menu de la cantine, la fréquence des cacas
et des tétées en cas de nourrisson. Je découvris d’ailleurs un patois spécifique : mère devenait
« maman », père « papa », selle « caca », enfant « bébé ». Maman papa bébé caca. Pipi. Et
visiblement, plus de nana ni de zizi… Je découvris également une pratique surprenante, le
« cododo » – le « dacaca » n’existe pas. Le père, pardon le papa, dormait sur le canapé, laissant le lit
à maman et bébé, parce que « c’était plus possible ». J’ai été tenté de demander si un bébé pouvait
ronfler si fort, mais je me suis abstenu. Je devais être discret. Tout de même, je m’interrogeais : pour
être mère, en est-on moins femme ? Être femme désirante et désirable, n’était-ce qu’une phase
obligatoire pour trouver un mâle avec lequel procréer ? Ne sont-elles pas la première usine à
machos ? Oui, oui, bon, c’est facile, vous allez dire que j’ai tout pompé à Tony Duvert. Fichu
prénom…


J’ai découvert aussi que certains étudiants considéraient qu’avoir une bourse c’était être « payé à rien
foutre », et que c’était « cool ». Les notions de « juste » et « injuste » revenaient souvent également.
J’aurais voulu leur demander s’il ne serait pas plus juste d’établir un système de bourse au mérite.
Mais j’étais un peu vieux pour ce genre de débat. Et pour y avoir une quelconque légitimité, il aurait
fallu que j’avoue ce que tout le monde a oublié : pour faire plaisir à ma mère, j’ai passé des années
sur les bancs de la fac. Et ce n’est qu’une fois pharmacien, que j’ai fait mon coming out: fleuriste antiquaire ou rien. Nos voisins fleuristes, un couple d’anciens résistants, m’avaient clandestinement , patiemment et passionnément transmis leur art du bouquet pendant des années. Meilleurs ouvriers
de France et du cotés des opprimés, ils m’ont transmis l’art du bouquet qui « dit quelque chose ». Ils
n’ont fait qu’aggraver mon penchant à l’hermétisme. Quel dommage qu’ils soient déjà morts. Leur
boutique que j’occupe aujourd’hui, paraît vide. Et moi, je me sens parfois bien seul.


Certains autres arrivent à parler de ce qu’ils sont entrain de faire, ils se commentent comme un
match de foot. Une barquette de kebab « dégueulasse » ou des « ptits macarons trop bons » peut
nourrir un échange de plus de vingt minutes. Pour briller en soirée, je me suis mis à lire des livres
d’oenologie et des recettes de sushis. Mais le cœur n’y était pas.


Les collègues, autre vaste sujet. Comme je n’en n’ai pas, et m’en porte très bien, je n’avais rien à en
dire. Les conquêtes amoureuses, le couple. Comme je ne multiplie pas les premières, ne sachant pas
séduire autrement que par le hasard, et victime des préjugés, je n’avais pas de quoi me vanter. Quant
au couple… Mon grand amour m’a laissé pour un blond musculeux et cadre administratif il y a près
de dix ans ; et depuis, j’ai un chat.
Il fallait se rendre à l’évidence. Non seulement j’étais incompréhensible, ennuyeux, mais aussi
socialement inadapté. Que faire ?

Image par capsulecosplay de Pixabay


Je suis retourné à mes bouquets, je me suis à nouveau tu en soirée, et j’ai fait savoir que je
n’étais pas gay. Tout ce que je ne dis pas, j’en fait des nouvelles ; et parfois, il arrive qu’une
connaissance me recommande tel feuillet dans tel magazine, avec un air de dame patronnesse qui
apporte la littérature aux ouvriers indigents – « Fleuriste, c’est un CAP, c’est ça ? Mmmh mhh… Vos
roses sont magnifiques, j’adore ! ». Je pousse parfois le vice jusqu’à demander une étude de texte
approfondie, un avis général, que j’écoute d’un air candide et attentif. Plus la dame patronnesse se
sent investie de sa mission, plus elle trouve dans mon écriture des sens cachés et des sous-entendus
que je n’y avais pas glissés. C’est merveilleux. Nous sommes enfin sur un pied d’égalité.


Moralité : la grenade ne doit pas faire le paon.


Nouvelle – ALPHA

Cette nouvelle a reçu le prix Rock Attitude de Radio Béton



Bureau obscur et très secret, dans un lieu insoupçonné du commun des mortels. Il y a
plusieurs écrans immenses ; des post it sur toutes les surfaces qui s’y prêtent, couverts d’annotations
incompréhensibles, dans une écriture porcine. S’échappant d’un ipod sur enceinte, son léger et
compressé : La Belle Hélène d’Offenbach. Le Colonel lape son café deux ou trois fois, en aspire la
mousse d’un mouvement de lèvres sonore, puis d’un air satisfait, se tourne vers Maxwell :
− Aucune chance.
− Je vous trouve bien catégorique !
La tasse vient de se poser sur le bureau. Maxwell, que ces succions caféières dégoutent, avait
détourné le regard. Au bruit de porcelaine sur le plateau de verre, il tourne à nouveau son fauteuil
vers le Colonel, d’un mouvement de pied lent et calculé. Le Colonel renifle d’un air sûr de lui, et
poursuit :
− Vous pouvez élever le potentiel autant que vous voudrez, avec les tares Alpha et S4, aucune
chance d’émergence du clone.
− Il y a de nombreux contre – exemples, avec S4 !
Le combat de coqs est engagé. Resté debout, le Colonel toise Maxwell, qui semble engoncé dans
son fauteuil de bureau en cuir. Assis, Maxwell toise le Colonel, qui semble engoncé dans son
uniforme. Plissant légèrement les yeux, tandis que Maxwell remonte ses lunettes d’un index décidé,
le Colonel poursuit :
− Bien sûr… Trouvez-moi ne serait-ce qu’un exemple pertinent de sujet qui, cumulant Alpha et
S4…
− Je suis sûr que c’est possible.
− … sans aucun auxiliaire Bêta, a émergé…
− C’est toujours possible !
− …grâce à son unique potentiel, de façon totale et durable.
− Faisons l’expérience !
Tous deux dissimulent tant bien que mal le plaisir et l’amusement que cette perspective leur laisse
espérer. Maxwell replace soigneusement sa mèche de cheveux roux. Le Colonel voit à juste titre un
affront à son crâne dégarni dans ce geste apparemment anodin. Il émet un claquement de langue,
auquel répond un grincement de fauteuil.
− Vous aimez perdre à ce point ? Pourquoi pas, ça peut être amusant. Je gagne, vous arrêtez de
m’emmerder avec l’arrosage de mon terrain de golf avec la réserve d’eau potable. Vous
gagnez : vous aurez cette satisfaction au moins une fois dans votre vie.
− Vous êtes trop bon, Colonel.
− Je vous laisse chercher les hôtes idéals, mon cher Maxwell.
Du bout des pieds, Maxwell se fait rouler jusqu’à l’écran le plus proche :
− La base de données recense toutes les demandes d’insémination artificielle à l’échelle de
l’Union Européenne ; on peut trier directement tous les S4. Et on se charge de leur fourguer
un embryon Alpha HP.
Le Colonel, prenant appui sur sa canne, se dandine jusqu’à l’écran, et s’arrête à coté du fauteuil
auquel il s’accoude :
− Prenons plutôt un S4/2 ou S4/1 ; avec un S4/4, ce n’est pas amusant.
− Bon, on part donc sur un S4 léger à moyen, et on évacue les S4 lourds. Un pays de
prédilection ?
− On va prendre le plus banal : France, ville de taille moyenne.
− J’ai un profil correspondant à Tours, au centre du pays.
− Vous avez le profil des deux hôtes potentiels ?
− Oui.

Avec la mine réjouie de deux adolescentes faisant les soldes en ligne, Maxwell et le Colonel
consultent les fiches transmises par les informateurs.

ar130405 – Pixabay

CODE . La Gloire de mon père.
Hôte Bêta.S4-2
Taille moyenne, corpulence moyenne. Yeux gris, cheveux châtain foncé. Forte myopie.
Enfant non désiré, il a failli être vendu à sa naissance à un riche couple de commerçants juifs stérile,
qui louaient un fond de commerce à ses parents. A passé toute son enfance en pension chez des
religieuses. Ancien de l’Armée de Terre. Plusieurs années au Tchad. Orthographe et culture générale
indigentes, recalé quatre fois au baccalauréat. S’est engagé à l’issue de son service militaire ; puis a
quitté l’armée suite au décès de son grand-père maternel, l’héritage lui a permis de monter un bureau
d’études, dont la compétence est difficile à déterminer. Il s’en sert vraisemblablement pour détourner
de l’argent. A fait plusieurs fois le coup de l’insolvabilité. Militant d’un parti d’extrême droite et
directeur d’une chasse de parvenus. Misogyne, coureur de jupons et raciste. Haine particulière pour
les Maghrébins et les personnes à la peau noire. Fort mépris pour la classe ouvrière -se considère
comme appartenant à la classe des patrons – et les « intellectuels ». Nombreuses arrestations pour
conduite en état d’ivresse, et excès de vitesse. Son amitié avec le préfet lui permet jusqu’à présent
d’échapper à toute condamnation. Dépourvu de conscience morale, d’empathie. Humour
exclusivement ordurier, raciste, à connotation sexuelle. Pas de second degré, inaptitude au
raisonnement par l’absurde, difficultés à l’abstraction. Prend plaisir à humilier et maltraiter plus
faible que lui. Obséquieux avec toute personne qu’il identifie comme un supérieur hiérarchique.
Aime excessivement l’ordre et l’hygiène. Se croit au-dessus de toute loi, règle, ou règlement. Aime
l’argent qu’il considère comme le pouvoir absolu et un but en soi. Aime le tape-à-l’oeil, phases
d’humeur haute où il dépense des sommes colossales pour des objets qu’il abandonne par la suite.
Considère les femmes comme des objets au service des désirs et des besoins masculins. A engrossé
plusieurs de ses maîtresses, dont la secrétaire du bureau d’études, la charcutière du quartier, la
femme d’un de ses employés. Ont toutes avorté en découvrant qu’aucune reconnaissance de
paternité ne serait possible, ni vie de couple. Une pourtant, plus tenace que les autres, a déjà mis au
monde un fils non reconnu ; c’est elle qui fait la demande d’insémination.

CODE . Le Château de ma mère
Hôte Alpha.Tare Alpha.S4-2.
Taille moyenne, surpoids moyen, yeux marron, cheveux châtain foncé. Légère myopie.
Femme ayant une quasi anovulation ; a eu recours au service de procréation assistée pour sa
première grossesse. Elle était volontaire pour prendre un traitement novateur dopant la fertilité.
Convaincue qu’un deuxième enfant ferait naître chez le père du premier un sentiment de paternité ;
prête à tout pour avoir ce deuxième enfant, y compris l’insémination artificielle, y compris mentir
sur le fait que le père n’a vu son fils que deux fois depuis sa naissance, y compris demander une
mutation du Sud de la France où elle a son réseau familial pour « rapprochement familial ».
Secrétaire dans un service public. Vie sociale pauvre, peu d’intérêt pour la vie culturelle et les
sorties, bien qu’elle se plaise à se dire « littéraire », qu’elle a étudié le Latin pendant sept ans, ainsi
que le Russe. Orthographe, grammaire et syntaxe excellentes. Un certain humour. Trouve
l’abstraction ennuyeuse et pédante. Souhaite exclusivement un deuxième garçon. Comportement
puéril, humeur changeante, capricieuse. Rêve de grandeur (Scarlett O’Hara), survalorise la beauté
féminine. Futile et superficielle. Minaude beaucoup, aime les tenues voyantes et les accessoires.
Extrêmement narcissique, bien que d’un physique quelconque. Se complaît dans des rôles de
victime innocente, se plaint à tout propos. Thème familial : se définit comme un enfant non désiré
« ils me voulaient pas » – qui a toujours manqué d’amour, à laquelle sa mère a toujours préféré son
frère cadet. Thème scolaire : était la plus jeune de sa classe à l’école et mise à l’écart. Thème social :
rejetée par tous en tant que fille-mère. Toutes ces rêveries mélancoliques sont très théâtralisées, très
excessives, voire fausses. Adepte des plans sur la comète et d’une secte. Est son principal centre
d’intérêt et sujet de conversation. Mesquine et jalouse. Volontiers médisante et de mauvaise foi.
Naïve, impressionnable et crédule ; s’est fait arnaquer à plusieurs reprises. Versant dépressif,
revendique beaucoup, mais cède facilement. Forte inertie, agressivité passive.


Le Colonel ronronne intérieurement. Maxwell oscille de droite à gauche dans son fauteuil.
− Bon, je crois qu’on tient le haut du panier. Pas besoin de chercher plus loin. Vous me faites
un embryon tare Alpha – HP ; pour le labo, c’est XX – 140. Précisez-leur , la dernière fois
ces abrutis ont interprété « tare Alpha » par XXX. Quant à HP, ils vont nous pondre un
schizo, ou se demander si l’imprimante est en panne… Alors qu’ils clonent des neurones à
longueur de journée… Quelle bande de branques !
Impassible, Maxwell poursuit :
− Entendu, Colonel. Pensez-vous à d’autres caractéristiques ?
− Déjà, avec une chatte et un cerveau fonctionnel, notre clone va en chier. Mais après tout,
amusons-nous un peu… Tiens, collez-lui des yeux verts et des cheveux roux.
Maxwell fait mine de ne pas relever cette perfide allusion à sa chevelure cuivrée. Après tout, c’est
de bonne guerre, un partout, pour les cheveux.
− Vous y allez fort, là, quand même… ça fait vraiment fille du facteur…
− Où est le problème ? Je vous rappelle que vous mettez votre amour-propre à couper que le
clone va s’en sortir à coup sûr, malgré ses chromosomes XX, ses aptitudes exceptionnelles,
dans un environnement familial S4.2…
− C’est vrai… Mémoire auditive? Synesthésie ?
− Allez-y. Montrez-moi la gueule des heureux parents ? (Maxwell clique avec gourmandise
sur les photos )… Ah, oui… Vous pouvez lui mettre des fossettes et des taches de rousseur ?
− Même un grain de beauté sur la fesse gauche, si vous voulez.
− Vous pouvez à coup sur en faire une belle femme ? demande le Colonel, pensant dissimuler
son air égrillard, que Maxwell voit par reflet dans l’écran.
− Non, mais je peux l’exempter de cellulite, ou lui en coller plein.
− Vous ne pouvez pas déterminer sa personnalité ?
− Pas encore. Mais je peux vous garantir que le clone a de fortes chances de présenter un
syndrome dépressif majeur dès son plus jeune âge.
− Un suicide avant l’âge adulte ? Vous voulez vraiment le perdre, ce pari !
Ils pouffent, puis toussotent pour se ressaisir. Maxwell se tient raide comme la Justice dans son
fauteuil, remonte ses lunettes, et poursuit :
− Je parie justement qu’elle ne crèvera pas. Myopie ? Migraine ? Allergie aux œufs, au
gluten ?
− Non, laissez tomber les allergies. Je suppose que la mère ne cuisine pas, et achète des plats
préparés bas de gamme ?
− Oui. On laisse tomber, le clone passera pas la première année, sinon. Et… Un peu
d’exotisme ? demande Maxwell, avec une légère minauderie.
− Je vous vois venir… Non. On tient à éviter l’accident de chasse ou de
la route au père. Merde, il a quand même servi sous les drapeaux ! Cela dit, ça serait
fendard… Et on peut pas mettre juste quelques petites touches ?
− Des yeux bridés ?
− Et de bonnes fesses ! Ils ont quel genre d’ancêtres, nos deux bédoins ?
− Autriche et Grèce pour le père…
− Mmh, Français de souche, hein ?
Maxwell sourit, croque un bonbon au miel, remonte ses lunettes du bout de l’index, et poursuit :
− Et la future maman… Pieds noirs, Pologne, Hongrie.
− Bon, ça va. Y a forcément eu des roukmouts, là-dedans…
− Statistiquement aussi probable qu’un pied bot ou la polio, répond Maxwell, du tac au tac,
dans un sourire acide, croquant doucement.
Cette dernière sortie suscite un étrange sentiment de fierté et d’admiration chez le Colonel, qui
prend appui des deux mains sur sa canne, passe sa langue sur ses lèvres et poursuit :
− Et vous pourrez l’inséminer quand, notre dondon ?
− Mmmh… Voyons, voyons…
Savourant intérieurement cette victoire oratoire, Maxwell se jette en arrière dans son fauteuil qui
couine, prend un air absorbé et pianote sur ses lèvres du bout de ses doigts. Puis :
− Une quinzaine de jours. Pas moins.
− Entendu. Rendez-vous dans quinze jours.

Mimzy – Pixabay

Quinze ans plus tard.
Le Colonel entre dans le bureau de Maxwell ; il est en chaise roulante. Musique de fond : Les
Oiseaux dans la charmille, Contes d’Hoffman. Il fait un signe de tête à Maxwell, roule jusqu’à la
machine à café, choisit une dosette « corsé », lance l’appareil, regarde le liquide brun et fumant
couler dans la petite tasse de porcelaine qui a perdu son anse, hume le nectar. Il roule jusqu’à
Maxwell, tenant la tasse entre deux doigts, actionnant le fauteuil de l’autre main, fait un créneau,
puis lui tend la main sans café. Maxwell saisit cette main, et tournant légèrement son fauteuil :
− Ça fait bien longtemps que je ne vous ai pas vu, cher Colonel. Tout marche comme sur des
roulettes ?
− Bon pied, bon œil, mon cher Maxwell, répond le Colonel, en aspirant exagérément la
mousse du café.
Ayant perdu l’un et l’autre dans une attaque terroriste du laboratoire il y a six ans, Maxwell reconnaît
que le Colonel n’a rien perdu de son talent. Vraiment, il ne rate pas une embuscade. Maxwell
poursuit :
− Donc, Alpha-S4/2 fête aujourd’hui ses 15 ans. Comme prévu, elle est détestée par toute sa
famille, n’a aucun ami de son âge, rêve de se teindre les cheveux, s’ennuie du soir au matin,
ignore tout de ses capacités, puisqu’elle ne peut les développer nulle part. Suicidaire depuis
l’âge de 4 ans, crise d’adolescence à 9. N’a aucun projet d’avenir, car a une conscience aiguë
de ses tares Alpha et S4/2. Nos infiltrés ont évité de justesse plusieurs signalements aux
services sociaux.
− Bon, j’ai plutôt gagné, non ?
− Non, non ! Elle est toujours en vie ! D’ailleurs, vous aviez remarqué que son frère aîné est
blond aux yeux bleus, et parle Russe dans son sommeil ?
− …
− …

! Second degré et humour noir !
Andrey_and_Lesya – Pixabay


Quinze ans plus tard.
Le Colonel apparaît sur un écran géant, derrière le fauteuil légèrement avachi de Maxwell. Musique
de fond : La Folie, dans Platée, de Rameau .
− Alors là, c’est le pompon ! Ne me dites pas que vous n’aviez pas prévu le coup ! Ministre de
l’Enseignement et de la Recherche, chef de file du parti féministe et antimilitariste. Vous
l’avez fait exprès !
Maxwell plisse les yeux, croque un bonbon, sourit légèrement. Il enfonce simultanément les touches
S et C de son clavier, pour faire tourner son fauteuil à 180°C. Face au Colonel – plus chauve que
jamais et bardé de pins dorés – remettant soigneusement sa mèche de cheveux grisonnants, il
répond, d’une voix fluette :
− Non, mais je lisais Cyrulnik aux chiottes à l’époque d’activation de l’embryon… Bon,
maintenant que j’ai gagné, qu’est-ce qu’on fait ?


Création sonore – Ici.Là.Quand – Cockpit Voice Recorder

J’aime singulièrement les hétéronymes. Peut-être parce que je n’aime pas les cases, les étiquettes, les définitions toujours hâtives et partielles que les humains font de leurs semblables. Donc, un de mes hétéronymes, Juliette Dupont, artiste sonore, a eu le plaisir d’être conviée à participer à une exposition avec trois artistes contemporains reconnus.
Merci donc à :

Georges Paumier [ Poëticien affable / fool artist ]* Poièsis et contingence, pour son invitation, et le commissariat d’exposition,

– Didier Laget Author – Photographer – Artist,

Bernard Calet plasticien, professeur à l’Ecole Supérieur d’Art et de Design de Tours


Ici.Là.Quand – Cockpit Voice Recorder

Enregistrement des communications radio, des voix du cockpit, des bruits d’ambiance du poste de pilotage. Souvenirs involontaires. Espaces-temps.

Pièce 1 – Le Livre des questions ; 5’06 »
Texte de Franck Smith, Le Film des questions ; Stefano Benni, Elianto

Pièce 2 – Parlons-nous tous la même langue ? – 16’30 »

Fichier trop lourd

Textes de Marc-Alexandre Oho Bambé, Résidents de la République – Titayana, Une femme chez les chasseurs de tête – Juliette Dupont

Fernweh