Warda

Féminimse ?

ça ne veut rien dire, « féminimse ». C’est une faute de frappe ? Non. Non, non. Bah si, ça veut rien dire ! Oui, mais non : c’est fait exprès. Tssk, mais n’importe quoi. Oui, m’imporque toi, si tu veux. … Voilà, à force de les entendre ou de les lire partout, de tout temps, tout terrain et à toutes les sauces, certains mots se cabossent, et on ne sait plus trop bien ce qu’ils veulent dire. Parle-t-on bien de la même chose ? Alors, féminisme, ou féminimse ?

Être ou ne pas être féministe, telle est la question.

Chez les vingtenaires, chez les plus vieux branchés adeptes des évènements de réseautage, on est féministe. Forcément. Il y a dix ans j’avais l’impression que les féministes c’était un peu des super héroïnes, ou des Jean Moulin, le genre de personne exceptionnelle qui se bat pour l’intérêt collectif, avant le sien, qui se sacrifie si besoin, bref, qui ne court pas les rues. Il y a dix ans, je n’entendais personne se présenter en soirée en disant « Salut je suis écoféministe et je déteste les gosses », ou « Nan mais t’as pas lu Sorcières ? Mais WHAT ? » J’avoue que parmi mes secrètes ambitions, il y a être payée dans la mesure de mes compétences et du travail fourni, qu’on arrête de m’appeler « ma grande », et de me dire que je fais « des petites émissions radio », que j’ai « un petit blog ». Oui, je voudrais aussi avoir de jolis vêtements, du chauffage en hiver, et voyager. Je suis pas sûre que ça m’autorise à me dire féministe, et d’ailleurs, je ne me définis pas comme telle.

A Word To The Wise is a drawing by Charles Dana Gibson

Les rares fois où j’ai pu être qualifiée de « féministe », c’était plutôt par des hommes vieux et pas contents que je leur tienne tête, ou que je rappelle sans aucune modestie qu’ils parlaient de mon travail. Peut-être voulaient-ils dire « mal-élevée » pour une fille ? J’ai comme l’impression que ce mot n’a pas le même sens pour tout le monde. Il est en effet grand temps de donner aux femmes la place et le respect qu’elles méritent, et je salue celles qui se battent au quotidien et dont on entend rarement parler, comme par exemple les femmes de chambre de l’hôtel Ibis, qui ont lutté pendant 22 mois contre leur employeur.


France Infos – Témoignages – « Après 22 mois de grève et un accord historique, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles racontent leur « lutte contre le patronat » – Guillemette Jeannot, mai 2021


Sur un malentendu, ça peut marcher


Sur les applis de rencontre, beaucoup de femmes entre 25 et 35 ans indiquent être « féministe », comme dans le monde d’avant on pouvait indiquer « road trip en Australie » ou « photographie argentique », ou encore « modèle amateur ». Donc se dire féministe, ça devient un argument de vente, ou un atout séduction. Dans le doute, j’ai demandé à un ami adepte de ces applis son avis sur la question. Swipe-t-il favorablement quand il voit le mot « féminisme » ? Bah oui, plutôt, oui. Comme c’est un séducteur fou, un tout petit petit peu misogyne, j’ai fait part de ma surprise. Il a souri. J’ai insisté, car je voulais savoir. J’étais déjà assise, avec un double café, donc j’étais prête à tout entendre. Donc : pourquoi ? À mi-voix, en s’assurant que personne ne l’entendait dans le café, surtout pas la jolie serveuse, il a lâché le morceau.

Premièrement : la plupart des nanas « féministes » sont jolies.
Deuxièmement : il imagine que si elles écrivent ça, c’est pour montrer que ce sont des femmes « libérées », donc qu’il espère passer des moments plus amusants au lit qu’avec une prude qui cherche le grand amour.
Troisièmement, une femme qui se proclame « libre de son corps », sans besoin d’attaches et indépendante, ça veut dire pas de SMS casse-pieds, pas d’appels incessants « après », et pas quinze rendez-vous « avant » pour se décider. Finalement, c’est tout ce qu’il cherche.
Sluuuuurp… le café thhheu thh… J’avale de travers. Bon, bon…

Il admet que parfois, il lui arrive de se tromper. La soirée « Cinquante nuances de Grey » qu’il s’était imaginé avec une femme « féministe à mort », tatouée « fuck le patriarcat » sur l’avant-bras, et terriblement sexy, se transformant en soirée croque-tofu maison dans une colocation de femmes artistes qui proposaient une lecture collective de Maya Angelou pour la Fête des voisins. Il s’était exfiltré grâce à son chat épileptique, qui avait besoin de sa présence. Il s’estime avoir été « harcelé » de SMS après pendant 15 jours, dont quelques mots grossiers, que je vous dirais à la sortie. Comme le disait Jean-Claude Dus, « Sur un malentendu, ça peut marcher. » Le féminisme serait-il un malentendu ? Ou une façon de dire la peur de l’engagement et de l’attachement ? Le malentendu viendrait-il de siècles à genrer les comportements ?


Dans mon milieu professionnel, il y a de plus en plus de femmes qui se disent féministes, parfois même des hommes. On voit donc apparaitre des nouveaux mots, « chercheure », et des .e partout. Par contre, l’égalité salariale, qui m’intéresse plus, je l’admets, semble un peu plus lente. Mais maintenant il y a des référents discrimination à qui s’en plaindre.

Et là… Parfois, j’ai du mal à comprendre. Enfin, disons que le décalage entre les propos et les actes dépasse parfois ma comprenette. Un exemple. Une femme engagée dans un dispositif de mentorat féminin, qui se définit comme féministe. Nous faisons ensemble une émission où il est question de sororité, d’empowerment, de soft power, etc. Bon moment. C’est une personne que j’ai dû croiser deux ou trois fois sur des festivals, et que je ne connais pas, mais qui semble intéressante.
Quelques temps plus tard, des amis me rapportent qu’elle « bitche » derrière mon dos, raconte n’importe quoi sur moi. Je lui ai donc demandé d’arrêter de raconter n’importe quoi sur les gens qu’elle ne connaît pas, que je me tiens à sa disposition si elle veut en savoir plus sur moi et parler des rumeurs qu’elle propage, et que je la remercie de cette belle émission autour de la sororité. Réponse hautaine et agressive, avec un « ma grande », elle estime que je la menace et que je suis vénère, alors que je ne fais que l’interroger sur le décalage entre la sororité publique, et le fait de dénigrer une autre femme, qu’on ne connait pas, dans son dos, dans son réseau pro, sans aucun argument valable – elle estime que je ne lui souris pas assez. Aucune excuse.
Elle a ensuite envoyé des messages agressifs aux amis qui m’ont rapporté ses propos. Pour moi c’est déconcertant. J’ai tendance à croire qu’une femme qui se lâche comme ça sur une autre femme fait tout pour rassurer les tenants de l’ordre établi. En avant les clichés : les femmes ne savent pas se tenir, elles crient et réfléchissent après, elles font toujours des histoires, elles ne s’entendent et ne se respectent même pas entre elles ! Comment pourrait-on faire confiance à ces faiseuses d’histoires ? Comment pourrait-on confier des responsabilités à ces braillardes ?
Et aussi, que se joue-t-il quand une femme bave derrière le dos d’une autre, notamment auprès d’une assistance masculine ? Peut-être ces derniers vont-ils implicitement entendre une demande d’aide, une demande de sanctionner, d’exclure une autre femme, et c’est donc leur conférer le pouvoir de le faire. « Que feraient-elles sans nous ? » Par ailleurs, cela peut aussi être une façon implicite de se positionner comme une « bonne femme », face à celle qui serait une « mauvaise femme », entre autre parce qu’elle ne serait pas assez aimable, souriante, bref, dans ce rôle d’hôtesse d’accueil un peu potiche qui fait la joie des petits et des grands.

Une femme aimable et souriante – CREDIT: Debrocke/ Classicstock

Cette personne a ensuite reconnu que j’étais très compétente.

Donc

Je

comprends

encore

moins

Pourquoi ce n’est pas ça qu’elle dit derrière mon dos ? Qu’est-ce qui est vraiment important ? Être efficace, compétente, et comme n’importe quel être humain, ne pas afficher un sourire béat H24 ? Ou alors être gentille, polie, souriante, et accessoirement compétente et douée ? Si je devais recruter, je sais à quelles qualités je donnerais la préférence.


The Harvard Gazette – Ulrich explains that well-behaved women should make history


« J’aime leur petite chanson, même s’ils passent pour des cons »

À ce stade, une nouvelle interrogation m’effleure : et si c’était moi qui pensais « comme un homme » ? Ou qui me comportais « comme un homme » ? Mais non, ça ne convient pas non plus : « comme un homme », ça ne veut rien dire. Je sens en tout cas que ma façon de penser les choses, sans être meilleure qu’une autre, évidemment, n’est partagée que par peu de monde dans mon entourage. Aussi, par paresse, par envie de tranquillité, peut-être aussi par lâcheté, je m’applique de plus en plus à éviter toute discussion de vive-voix sur ces sujets, parce que s’interroger en la matière est souvent très mal perçu, vécu comme une attaque personnelle, comme si la capacité à la nuance, à l’argumentation, au débat se perdait de plus en plus. On a raison ou on a tord, on est « avec » ou on est « contre ». Questionner l’affirmation de soi de l’autre n’est pas perçu comme une envie de le comprendre, de créer un lien avec lui, mais comme une agression, une remise en question, tout autant que de se montrer totalement indifférent aux étiquettes dont l’autre se pare sous vos yeux. Et personne n’y échappe. Je ne dis pas autre chose, quand je souhaite voir reconnue mon étiquette « compétente ». Comme je ne sais pas comment finir ce billet, je vous propose cette magnifique chanson de Anne Sylvestre. Car moi aussi, j’aime les gens qui doutent.


Nouvelle – Laurent

Le soufflet. C’est comme ça que ses amis l’appelaient. Parce que ses histoires d’amour
commençaient, mais ne faisaient guère plus. Combien de fois l’avaient-ils vu dans tous ses états
pour une fille, puis les années passant, pour une femme, sans que jamais une histoire ne commence
vraiment ? Il était l’éternel célibataire amoureux. Plutôt un beau mec, pourtant. Pas trop bête,
bosseur… Le plus doué d’entre eux. Mais il ne dépassait jamais l’histoire d’un soir, puis il avait fini
par ne même plus atteindre le fatidique premier rendez-vous.

La femme le regardait, il regardait la femme, ils échangeaient un sourire, ils avouaient qu’ils se plaisaient, ils parlaient de se revoir… Lui avait un cœur d’adolescent, il attendait, il espérait, il rêvait, il pensait à elle sans cesse. Un sourire, un regard le mettaient dans tous ses états… Puis elle annulait le rendez-vous. Une vieille tante à secourir, une amie qui débarquait à l’improviste. Trop de travail, une légère fatigue, ou une grosse
grippe… Le rendez-vous était reporté encore.

A vingt ans, il insistait, il suppliait, il espérait toujours, puis pleurait secrètement dans son lit des semaines après avoir vu la belle au bras d’un autre. A trente, il s’était fait, difficilement, une raison. Quand l’excuse qui repoussait le rendez-vous arrivait, il s’interdisait de rappeler, de se manifester. Il y arrivait en se disant que sinon, il passerait pour un gros lourdaud qui ne pensait qu’à garnir son lit. Il souffrait en silence. Il savourait, avant de dormir, le souvenir de cet élan amoureux qui, pendant une, voire deux semaines, avait tendu son cœur comme une voile se gonfle au vent, ces moments attendris, ces moments d’espoir… A quarante, il ne
notait même plus les numéros de téléphone, il n’espérait plus rien, mais il goûtait toujours ce
trouble qui le saisissait. Il n’en voulait pas aux femmes. Il se disait qu’il devait lui manquer quelque
chose, forcément. Mais quoi… Il avait été un bon amant. Il se montrait attentionné, généreux. Il
rêvait d’une femme brillante, dont il serait tellement fier. Mais rien n’y faisait.

Il était un choix parmi plusieurs possibilités pour une femme en quête amoureuse, mais il n’était jamais le candidat retenu pour le poste. On lui avait parfois proposé d’être amis, tellement il était un gars formidable. Il avait poliment décliné. Ses amis pensaient qu’il le faisait exprès, se moquaient de lui. Puis, tous pères de
famille, ils avaient arrêté. Ils étaient gênés devant son sourire triste quand ils le croisaient avec leurs
enfants. Alors, inconsciemment, ils avaient tous commencé à l’éviter. Ils se voyaient entre eux, et il
était devenu un sujet tabou. Il travaillait douze heures par jour.

Image par Dirk Wohlrabe de Pixabay

Le jour de ses cinquante ans, il mit son disque préféré, puis se mis à avaler méthodiquement les comprimés « pour la tension » qu’il avait volés à sa vieille maman avec une bouteille de vin rouge. Volupté. Il lui sembla s’endormir. Il se réveilla, dans son fauteuil, le verre à la main, parce qu’on sonnait à la porte. Il fut ennuyé, car,
tout de même, il était assez occupé, mais il alla ouvrir. Derrière la porte, une femme. Magnifique.
Brune. Une bouteille à la main. Il lui dit sèchement que Cartelin, c’était en face. Elle le remercia, et s’excusa de
l’avoir dérangé. Il ferma la porte sur elle. La musique semblait onduler dans l’air. Il retourna dans son
fauteuil, se versa un autre verre. Il le but, lentement. Il compta. Dix comprimés. Toujours rien.


On sonna. Il se leva en soupirant, pour ouvrir. C’était la femme. Il n’y avait personne en face, alors,
puisqu’elle avait fait tout ce chemin pour un rendez-vous manqué, elle se disait que, puisqu’il avait
l’air d’être seul, peut-être qu’ils pourraient boire cette bouteille ensemble. Il ne dit rien. Elle entra.
Elle se dirigea vers le salon. Elle s’assit dans le canapé, face à lui, et ouvrit la bouteille. Un excellent
cru. Elle le servit, puis se servit un verre également, et il se demanda d’où sortait ce verre qu’il… Elle
était magnifique. Magnifique. Il ne pouvait détacher ses yeux des siens. Il porta le verre à sa
bouche. L’arôme seul qu’il sentait dans son verre suffisait à l’enivrer. Comme elle était belle… Tout
était tellement parfait… Il ferma les yeux quelques instants pour savourer ce moment. Lorsqu’il les
rouvrit, il ne pu s’expliquer comment, mais elle était assise à côté de lui, ou plutôt c’est lui qui était
assis à côté d’elle. Il la prit dans ses bras.
– « Pourquoi arrives-tu seulement maintenant ?
– Je suis venue te chercher. »


Nouvelle – Rania

Marie est née Rania, mais personne ne lui a jamais dit pourquoi.
Nouvelle lue à deux voix lors du Festival de Poche de Tours, 2019


«  Ton nom, c’est Marie. Ma-rie. Tout simplement. C’est quoi, cette nouvelle fantaisie de te faire appeler Rania ? Hein ? Tu peux me dire ? – une main sur le volant, elle ajuste le rétroviseur central – Et ce con, là, derrière ! Mais qu’il double au lieu de me coller comme ça ! … Non, mais quel pignouf ! – une voiture blanche dépasse – Ah, je vous jure… »

Un temps

«  J’ai eu l’air de quoi, à ton avis, à l’accueil, hein ? Comme je ne savais pas le numéro de ta chambre, je demande Marie, bien sûr. Et là, le concierge qui me dit : « Y a pas de Marie, ici… » Ah, non mais, c’était trop fort ! Je passe pour une andouille, parce que ma fille a décidé de se faire appeler Rania! Et le temps qu’il fasse le rapprochement, hein… « Ah, la ptite Rania ! La ptite brunette ! J’aurais pas su dire qu’vous étiez sa mère ! » Ah, elle est bien bonne celle là ! »

Elle continue de pérorer. Rania, sur le siège passager, appuie son front sur la vitre. Elle regarde un instant le ruban blanc apparaître et disparaître sur le côté de la route, puis elle ferme les yeux. Elle aime bien le concierge, Rania. C’est un brave homme. Et lui, il veille sur ses « gamins » comme il dit, ses petits internes. C’est lui qui est venu la chercher à l’hôpital, avec sa camionnette pleine de matériel, parce que personne d’autre n’était disponible. A l’hôpital, on ne laisse pas sortir seul un mineur, même de 17 ans et 11 mois, et de toutes façons, on ne laisse pas sortir seul quelqu’un qui a été amené par les pompiers pour une tentative de suicide. Il était gêné, ce pauvre monsieur… Gêné d’aller récupérer cette non-morte dont même l’hôpital ne voulait plus, pas plus que la mort, ni aucun parent, malgré les nombreux appels du pensionnat. Il l’attendait dans le hall, tenant à deux mains sa casquette. Il l’avait suivie du regard dans la file d’éclopés qui allaient s’acquitter au guichet du prix de leur séjour. Sans la moindre émotion, elle avait donné tout l’argent, jusqu’à la dernière piécette, que contenait son portefeuille. Elle s’était alors dirigée vers lui, très digne, malgré sa chemise froissée à laquelle il manquait un bouton. Il n’avait pas su quoi lui dire.Elle le remerciait intérieurement de se taire, alors qu’elle affrontait la honte de s’être ratée, et d’être reconduite au pensionnat, entre les pelles, rateau, caisse à outils ; où elle devrait affronter le regard des autres élèves, attendu que personne n’était disponible pour venir la chercher à l’hôpital, ni au pensionnat avant le lendemain soir.

« Bon, écoute, je te ramène à la maison, mais surtout, tu ne parles de ça à personne. Ni à ta tante, ni à ton frère, à ton grand-père. A personne. J’ai assez de soucis comme ça avec ton frère, c’est pas la peine d’en rajouter. On dit que tu es en vacances.»

Sa mère venait de réussir en quelques mots ce qu’elle avait raté en quelques plaquettes de médicaments. Rania eut physiquement mal dans la poitrine ; elle se courba, la ceinture de sécurité la retint. Une grosse larme fit une tache d’un bleu plus sombre sur sa jupe. Rania se revit enfant, les genoux couverts de plaies sales, parce que sa mère jugeait que ça finirait bien par guérir tout seul. Elle se revoit en classe de CM1, un petit rhume devenu un étouffement de morve verte et épaisse, de toux grasse, sans aucun mouchoir. Ça finirait bien par guérir tout seul. Elle se voit le nez qui coule à n’en plus finir, les yeux gonflés, et sa mère dire au jardinier qui supposait une allergie, qu’il n’était pas médecin, et que ça allait bien finir par passer tout seul. Alors, son envie de mourir aussi, finirait bien par passer toute seule.

Image par Pexels de Pixabay

Où aller ? Où trouver refuge ? Où étaient ces bras aimants, qui se tendent vers vous, et vous enveloppent ? Où étaient ce sourire calme, ces yeux bienveillants, qui accueillent vos cris de douleur, sans vous juger ? Où était cet endroit, ce tout petit endroit, où on se sent enfin en sécurité, à l’abri de tout, où l’on peut guérir ? Où était cet endroit dont la simple existence vous rend fort, vous sachant attendu, espéré, aimé quelque part ? Où, cet endroit, d’où personne ne vous chasse, où personne ne vous blesse ? Où, cet endroit d’où l’on dit fièrement venir, et où l’on veut, et peut retourner ?

A midi moins dix, le médecin de l’hôpital lui avait demandé en regardant sa montre avec insistance comment elle allait, sans même lever les yeux sur son visage livide, où ses yeux semblaient se noyer dans des cernes. Elle avait répondu que tout allait très bien, d’une voix qu’elle avait rendue enjouée ; il avait dit « parfait » en cochant des cases sur son dossier, puis l’avait congédiée. Elle avait entendu le sosie de Freud appeler dans le service : « Bon, vous me faites sortir la 12, j’ai besoin du lit… Oui, oh, encore une de ces minettes hystéros… Au pire, elle revient dans 15 jours avec une gentille petite griffure au canif sur le poignet… Faites-lui regarder Harold et Maude en attendant que papa vienne la chercher… Bon vous m’excuserez, j’ai faim. »

Alors l’infirmier était venu la chercher. Elle l’avait reconnu à l’odeur du chewing-gum qu’il mâchait, puisqu’elle avait été dépossédée de ses vêtements et de ses lunettes. Quand elle avait ouvert les yeux pour de bon, une lumière aveuglante, puis, comme une éclipse, cette tête, surmontée d’un calot vert, un masque à usage unique bleu au cou, qui l’avait effrayée, puis s’approchant plus près pour lui parler, lui avait déversé cette odeur de menthol au visage ; alors, elle avait vomi à n’en plus finir.

Rania passa un doigt sur son front, soigneusement, sur le sparadrap qui tenait son pansement. Évidemment, en s’écroulant dans sa chambre, il avait fallu que son front rencontre le montant du lit. Elle sentait sous son doigt la surface du sparadrap, elle en faisait le tour, puis passait dessus. Elle connaissait bien cette sensation. Enfant, dans son carnet de santé, elle avait vu un jour, sur la première page, à l’intérieur, un sparadrap collé, avec dessus, au stylo bille, son prénom. Elle avait regardé longtemps, en coin, ce sparadrap appelé Marie, se demandant ce qu’il faisait là, collé dans un livre, voulant aller voir, mais n’osant pas ; voulant prendre cette étiquette Marie, comme elle faisait le matin à l’école maternelle, tout en sentant pourtant que c’était sûrement une bêtise, et que ça devait être « interdit ». Mais, se trouvant un jour seule dans la pièce avec le carnet, elle avait joyeusement décollé le « Marie », qu’elle avait collé avec application sur son pull en laine. Puis avait vu soudain qu’il n’y avait pas rien en dessous. Il y avait des lettres, on aurait dit presque Marie dans le désordre. Elle avait déchiffré… Ar… Ra…I… I… Ia… Ramia… Puis sa mère était entrée dans la pièce, avait vu le sparadrap qui avait fusionné avec la laine délicate, et avait administré une gifle sonore à cette sale gamine.

Image par Meghann Feldwieser de Pixabay

« Je me suis inquiétée, figure-toi. Trois messages de l’internat sur le répondeur, pour me dire que tu es à l’hôpital. Oui, je me suis fait du souci : il fallait que je vienne toutes affaires cessantes, et pourquoi, hein, on ne vous dit rien ! On ne sait pas si c’est une punition, si c’est quelque chose de grave… Il faudrait juste qu’on vienne, Dieu sait pour quoi ! Comme si on attendait que ça, qu’on était pas occupé ! Je travaille, moi ! Qu’est-ce qu’ils se figurent ! »

Rania cherchait le souvenir des voix exact. Ce qu’elle suppose être l’arrivée à l’hôpital. Des voix d’hommes, les pompiers, des femmes, les infirmières. Ils la soulèvent. Elles la deshabillent. Rires gras. Il y en a une qui gueule après ces fringues impossibles à enlever que mettent les jeunes, et que ça la gonfle, et qu’elle va tout découper aux ciseaux si ça continue. La nuit. Des grognements, qui viennent d’en face, on dirait. Une soignante qui répète « laisse le masque ! Laisse le masque ou je t’attache les bras ! » à l’humain qui mugit. La nuit. Deux jeunes types à blouse blanche, qui lui pincent un téton, lui passent un objet pointu sous les pieds, agitent les machines qui bipent près de sa tête, ratent une prise de sang, recommencent. Ils font des calculs à haute voix, puis la voix de la femme au masque. « 45 kilos ! Mais tu rêves ! Tu peux mettre 60. Au moins. Elle est grande, en plus… » Rania pense « salope ! » puis c’est la nuit. Vomir sur l’infirmier. La nuit. Se reveiller dans une chambre, avec pour voisine une vieille dame. Être dans le lit, avec la sensation d’un drap de plomb, qui écrase, étouffe, le souffle court, un écoeurement qui fait couler des larmes involontaires et continues, la honte, la fatigue, les appareils qui bipent, le défilé régulier des soignants. Trop de douleur, de fatigue pour parler. Se dissoudre dans les bip et les draps blancs. Et soudain, derrière la porte qui se referme, une toute petite voix venue du lit d’à côté, secouée de sanglots. « J’ai compris pourquoi vous êtes là… ça me rend tellement triste pour vous… »

–  « Marie ! Ça te dérange de répondre quand on te parle ? C’est quoi, cette histoire à dormir debout, cette histoire de médicaments ? Une chute de tension, un bête malaise vagal, et on en fait tout un plat ! »

Rania se met à saliver anormalement, c’est cette route en lacets, qui n’en finit pas… Elle ferme les yeux, et inspire… Souffle… La blonde sur le siège conducteur parle… Inspire… Souffle… Je… Je crois que je vais vomir… On peut s’arrêter, s’il-te-plait ?

« Ah ! Manquait plus que ça ! Dans un virage, encore ! Et tu veux que je m’arrête où, hein ? En plein milieu de la route, tant qu’à faire ? »

Haut le cœur.

La conductrice se tait, pile et s’arrête sur le bas côté. Rania, livide, sort de la voiture. Elle s’adosse à la portière fermée, respire profondément, en regardant la route qui serpente en contrebas.

La radio – …traumatismes qui se transmettent de génération en génération… Etre fille ou fils de, c’est être affilié à… Il est tout à fait possible de choisir de se « désaffilier », de rompre tout lien…

Rania écoute la radio.

La radio – …des études récentes ont démontré que l’intelligence était héritée de la mère…

Rania ouvre les yeux. Long regard caméra.

« T’es bien comme ton père, hein ! Ah, ça ! Y a pas dire, t’es bien comme ton père »

Rania sourit.

Tu sais quoi ? Dépose-moi à la prochaine gare. Je retourne à l’internat.


Nouvelle. Elias

Image par Thanh Tuấn Tạ de Pixabay

France — Elias est doctorant, Syrien, son laboratoire de recherche s’appelle ICD, et il n’étudie PAS le genre.
Nouvelle écrite pour l’exposition « Je confine, tu confines, nous confinons » de l’Université de Tours, 2021


Après avoir erré un long moment dans les couloirs de la fac, Elias se résout à demander de l’aide au secrétariat le plus proche. Il frappe à la porte, et entre.

La première dame : « – Bonjour, monsieur !

Elias : – Bonjour, excusez-moi, mesdames, voudriez-vous me dire où se situe le secrétariat du laboratoire ICD ?

La première dame : – Alors là… Aucune idée… Tu sais, toi ?

La seconde dame : – Ah non, du tout, du tout. »

Un temps.

La première dame : « – Je vais regarder sur mon plan. Elle sort une liasse de feuilles A4. Alors… Elle tourne les feuilles dans un sens puis dans l’autre. Ah, bah de toute façon, ça date de 2017, alors, hein… »

Un temps.

La deuxième dame : « – Oh, mais je vais appeler Josiane ! C’est mon œil de Moscou, Josiane ! Elle compose le numéro. Allô, allô ? (…) Oui, non, ce n’est pas pour du moelleux au chocolat !
Elias : – Cela dit, ça m’intéresse aussi !

La deuxième dame — pouffe — : – Oui, voilà, y a-là un monsieur qui demande, tu saurais pas où se trouve… Comment, déjà ? ICD. Y sont où, eux ?… ICD… Oui, ICD… Oh ben j’en sais rien, ce que ça veut dire… Interactions… Ah ! Mmh… « Discursives », rien que ça !…Mmh…mmh… Ah oui, je vois, je vois… Ah, le « genre ». Elle coule un regard vers Elias. Ah oui, ah bah oui… Elle détaille Elias des pieds à la tête. Mmmh…mmmh… Bon, je te laisse, hein, le… — se reprend — la personne attend ! Elle raccroche. Alors voilà, c’est au 4e étage, entre le gros escalier et le 408, au bout du couloir. »

Elle regarde Elias avec insistance au dessus de ses lunettes, qu’elle remonte du bout de l’index. Elias, soudain gêné, se sent obligé de se justifier.

« – Mais… Il… Il n’y a pas que les gender studies, hein. Il y a aussi des linguistes, des urbanistes, des… Moi, je… Je suis doctorant, je travaille sur le cinéma syrien, je…

La première dame : – Oui. Oui, oui, oui. Elle renifle. Oui, oui. 4e étage, entre le gros escalier et le 408, au bout du couloir. »

Elias sort du bureau, dont il referme précautionneusement la porte. Derrière lui, adossés au murs, trois étudiants le dévisagent. Il sourit maladroitement, et déguerpit vite fait. Il traverse le bâtiment A jusqu’au gros escalier menant au 4e étage. Il lui semble que tout le monde le dévisage. Non, non. Il se fait des idées. Ou alors, c’est le polo rose… Mais, non, c’est n’importe quoi. N’importe quoi ! On peut bien mettre un polo rose et ne pas étudier les gender studies, même si on est Syrien et affilié au laboratoire ICD ! Une fille l’aborde, il sursaute.

La fille : « – Excusez-moi… — à mi-voix — Excusez-moi, mais… Votre braguette est ouverte. »

Elias voudrait être englouti par le linoléum beige. Il lui sourit poliment, tout en déplaçant sa pochette à rabat devant son entrejambe.

La fille — à mi-voix — : « Je pensais qu’il valait mieux vous le dire. »

Elle s’éloigne. Il rejoint en crabe le gros escalier.

Image par Arek Socha de Pixabay

Plus tard. Elias sort du secrétariat ICD, poussant un soupir de soulagement. Il essuie ses vieilles lunettes avec un coin de son polo rose, puis sourit en pensant à cette ordonnance soigneusement pliée dans son agenda, et qui va justement lui permettre d’aller en acheter de nouvelles. Il vérifie discrètement la tenue de sa braguette, puis tente de se perdre le moins possible jusqu’à la sortie principale du bâtiment, qui donne sur la Grand rue. Onze heures. Une heure, c’est bien suffisant, pour aller faire faire de nouvelles lunettes.

D’un bon pas, il se dirige vers l’opticien le plus proche. Une blonde en tailleur l’accueille, avec force sourires et e préposal.

« – Bonjourrr-hin ! »

Il se dirige avec gourmandise vers le rayon Ray Ban. Il en essaie plusieurs modèles, d’autres, puis revient au premier… Ecaille, c’est vraiment ce qui lui va le mieux. Un vendeur en costume bleuâtre à cheveux gras, obséquieux, vient à sa rencontre.

« – Monsieur a-t-il trouvé ce qui lui convenait ? Si monsieur veut bien se diriger vers le bureau… »

Elias couve du regard ses futures lunettes, dont la monture plastique à la mode devrait faire swiper sur sa photo Tinder plus que ses vieilles lunettes en métal aux verres non amincis. Ils s’assoient de part et d’autre du bureau.

Image par Pexels de Pixabay

Le vendeur obséquieux : « -Votre nom, s’il vous plait, monsieur. » Ses doigts sont en suspend au dessus du clavier.

« – Elias Nasseem Al Azem. »

Le vendeur obséquieux laisse retomber ses mains sur le bureau.

« – Ah oui, je vois, je vois… Ah, « Nassiiiiim… » Il coule un regard vers Elias. Ah oui, ah, bah… Oui. Le vendeur détaille Elias des pieds à la tête. Mmmh…mmmh… »

Elias fronce les sourcils. Le vendeur obséquieux a un sourire forcé.

« – Dites-moi… Ce n’est pas très français, ça…

Elias, sec : – Je suis doctorant, mes papiers sont en règle.

Le vendeur obséquieux : – Je vois, je vois… Je vois le… « genre ». Mutuelle ?

Elias, sec : – Non, pas de mutuelle.

Le vendeur obséquieux regarde Elias avec insistance au dessus de ses lunettes, qu’il remonte du bout de l’index : – Pas de mutuelle, ah ! Pas de mutuelle… Je vois, je vois… Eh bien, quand on est « doctorant », pas Français, et sans mutuelle, peut-être qu’on peut choisir une monture moins chère, non ?

Il joue avec la monture choisie par Elias, la tient par une branche, la fait tourner sous son nez, parle fort, pour les autres clients.

Quand on est « doctorant », pas Français, et sans mutuelle, hein, peut-être qu’on peut choisir une monture moins chère, mon petit monsieur ? Parce que qui c’est qui va les payer, vos lunettes ?

Elias s’emporte : – Je travaille, monsieur. Oui, je travaille ! Et je paie des taxes, ici en France !

Un vieux monsieur à sa femme : – Ah, tu vois, hein… Y en a des bien ! Je le dis toujours…

Elias : – Je travaille ! Je gagne de l’argent ! Je ne vole pas ! Et je n’étudie pas le genre ! Merde à la fin ! Merde !

Le vendeur obséquieux : – Sécurité ! Sécurité ! »

Un grand monsieur noir, très musclé, saisit Elias, et le jette dehors, horizontalement au trottoir, sur lequel il finit par s’échouer. Il se relève et s’aperçoit que tous les passants le regardent. Certains ont l’air terrifiés. Haaan ! Il n’a pas de mutuelle ! Il veut des Ray Ban pour étudier le genre ! Une mère cache les yeux de son enfant. Elias se sauve en courant.

Des journalistes arrivent peu de temps après chez l’opticien. Le vendeur obséquieux témoigne, un plaid polaire ikea sur les épaules.

Le vendeur obséquieux, sous le choc : « – Je n’ai jamais vu ça ! Jamais ! Une telle agressivité ! Et pourtant, ces gens-là, je les connais bien, je n’ai rien contre eux… Ma nourrice, Nassira, la nourrice de mes enfants, elle fait du très bon couscous… Je n’ai rien contre eux… Je l’ai même aidée à rouler la semoule, un jour ! »

Dans une vidéo diffusée sur sa page Facebook, Marine Le Pen réclame la fermeture du laboratoire ICD et l’interdiction du cinéma syrien en France.

Soudain, Elias ouvre les yeux. Il s’assoit. Il est en sueur, et il lui semble que son cœur se cogne à sa cage thoracique. Trois heures du matin.

Quel rêve à la noix, non mais quel rêve à la noix ! Il va dans la salle de bain, se passe de l’eau sur le visage. C’est toujours comme ça, quand il mange chez le Libanais. C’est à se demander ce qu’il met dans le houmous… Ah, il le retient, celui là, hein. Il s’éponge le visage avec l’essuie-mains. Il se regarde dans le miroir, pousse un soupir, puis retourne se coucher. Il regarde le plafond. Quel rêve absurde… Enfin, absurde… Jusqu’à l’agent de sécurité, c’était réaliste… C’est quand même étrange, à chaque fois qu’il dîne avec le Libanais, il fait des rêves bizarres… Interne en neurologie, le Libanais. Enfin, ça ne veut rien dire. Ça n’a sûrement aucun rapport. Au moins, lui, il ne dit jamais « je vois, je vois » quand il est question du laboratoire ICD.


Cinéma : deux semi-nanards parisiano-glaciaires

N’est pas un nanard qui veut. Eh oui, cela demande des efforts, de cumuler la pauvreté du scénario, la laideur des images, le jeu indigent des acteurs, le kitsch des costumes, et de faire maigre en termes de dialogues. Tout en ayant un message profond, irrévérencieux et subversif. Donc pour qu’on ne me reproche pas de faire preuve de trop d’exigence, voire – horreur – d’élitisme, je parlerai ici de presque-nanards, pour donner un message encourageant aux réalisateurs qui voudraient se lancer dans ce genre difficile, mais n’oseraient pas. Vous voyez, courage, vous pouvez largement faire pire.

Deux semi-nanards parisiano-glaciaires

Les deux films dont je parlerai, – des semi-nanards, donc, pour ceux qui auraient raté le début de ce billet en allant se chercher une bière bio locale et sans alcool – présentent plusieurs traits communs. Ce qui confirme en partie l’hypothèse de départ : il existe des sous-espèces du nanard. Nous sommes ici sur deux semi-nanards parisiano-glaciaires proposant une entrée tardive du personnage masculin dans l’âge adulte.

Il s’agit de deux films à retrouver sur la plateforme MUBI.

Le Voyage au Groenland, de Sébastien Betbeder, et The Sea de Baltazar Korrnakur

Le Voyage au Groenland est le troisième et dernier épisode d’une série de films autour du Groenland de Sébastien Betbeder, mêlant documentaire et fiction. La série débute en 2014, avec un court-métrage, Inupiluk où deux inuits viennent découvrir Paris. Ils sont accueillis par deux grands dadais, Thomas et Thomas, incarnés par Thomas Blanchard et Thomas Scimeca. Les deux acteurs apparaissent ensuite dans un second court-métrage Le Film que nous tournerons au Groenland, où ils ambitionnent d’aller dans le village des deux inuits. Et en 2016, sort enfin le long-métrage Le Voyage au Groenland où les deux amis se retrouvent dans le très lointain village de Kullorsuaq, où vit depuis 20 ans le père de l’un des deux Thomas.




The Sea est un long métrage de 2002 réalisé et scénarisé par Baltazard Kormakur, d’après une pièce de théâtre. L’intrigue se passe en grande partie en Islande, dans un petit village de pêcheurs. Ici, une famille éclatée se regroupe car le patriarche a décidé de publier ses mémoires. Chacun risque d’y être égratigné, mais chacun espère aussi sa part d’héritage. Evidemment, tout le monde vient et ment, cache des choses, a des vices inavouables mais que tout le monde connaissait déjà.

The Sea – Baltasar Kormákur from Jean-Louis Vialard on Vimeo.

Nature & voyage initiatique

Les deux long métrages nous font voyager de Paris à une île gelée, pour revenir ensuite à Paris, suivant le cliché du voyage initiatique. Si Paris est évoqué en début et fin des films, c’est clairement les paysages d’Islande et du Groenland qui sont à l’honneur, et dans une approche presque documentaire. Si l’on voulait faire preuve d’un peu de poésie, on pourrait dire que le paysage joue un rôle en lui-même, personnage muet et omniprésent, avec lequel les plus jeunes générations arrivent de moins en moins à communiquer, quand ils n’oublient pas totalement de le regarder.

Dans le Voyage au Groenland, un adolescent inuit s’est suicidé car il refusait de poursuivre sa vie dans sa communauté. Dans The Sea, le plus jeune personnage, un adolescent, est addict aux jeux vidéos (encore un cliché), ne voit rien d’intéressant dans les paysages alentours et fait une fugue en pleine nuit pour s’introduire dans le bar du village, où il y a des jeux vidéos. Les deux films montrent un rapport générationnel à la nature et à l’environnement dans les années 2000-2010, il serait intéressant d’interroger des adolescents d’aujourd’hui, sur leur rapport à la nature, notamment à la génération Youth for Climate.

Le Candide

Dans The Sea, Agust musicien compositeur islandais dont la carrière peine à décoller, et Françoise, jouée par Helène de Fougerolle, nana chiante et sophistiquée, plaintive, qui a décidé après une énième rupture qu’elle s’imposerait dans un voyage en Islande dans la famille d’Agust, sont les personnages principaux. Belle mise en scène de personnages caricaturaux, obéissant à des clichés genrés, que l’on retrouvera chez tous les personnages du film. Le mari mou marié à une alcoolique agressive, le pédophile du village crasseux, la vieille sourde et agressive façon tatie Danielle, et quelques autres, mais je m’en voudrais de tout divulgacher.

Les deux Thomas du Voyage au Groenland ne sont pas en reste. Ils ont passé la barre des trente ans, essaient toujours d’être comédiens, et se désespèrent sous leurs cheveux mi-longs et gras de trouver un jour une compagne. Deux magnifiques losers, donc, mais la dimension comique ou malicieuse dans la construction des personnages est plus évidente, ici.

On a également deux binômes avec la même composition : l’un est « fils de », et se rend dans le pays où vit son père, et l’autre accompagne, et ne parle pas la langue du pays. L’accompagnateur a ici le rôle du Candide, il ne saisit pas toutes les subtilités des rapports familiaux, interprète mal les conversations et attitudes de ses hôtes. Il est aussi celui auquel on veut faire goûter toutes sortes de bizarreries culinaires peu ragoutantes, pour s’amuser de sa réaction. Dans Le Voyage au Groenland, Thomas, épris d’une jeune femme inuite pense avoir une ouverture, alors qu’elle lui dit qu’elle n’est pas intéressée. Dans The Sea, Françoise ne se rend pas compte qu’Agust a des rapports pour le moins ambigus avec sa cousine.

Entrée dans l’âge adulte

Dans les deux films, le patriarche est sur le déclin. Sa mort est proche, et le fils qui rentre à Paris sait qu’il ne le reverra pas vivant. Le fils vient aussi pour avoir des réponses à ses questions, exprimer ses rancœurs, ses colères, et repartir en homme adulte, plus seulement en « fils de »

C’est une fin assez convenue, mais il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans un billet chantant les louages des nanards

L’intrigue et les personnages sont convenus, et c’est volontaire de la part des réalisateurs, qui jouent avec les codes du drame familial et du décalage culturel. Ces films restent divertissants, et pour profiter vraiment des paysages, on peut s’autoriser un visionnage en coupant le son. Gageons que vous parviendrez sans trop d’effort à restituer les grandes lignes des intrigues.


Cinéma : Le plaisir de chanter, une « comédie d’espionnage »

Voici une comédie française de 2008, de Illan Duran Cohen. C’est son troisième long-métrage. Sur l’affiche, on lit qu’il s’agit d’une « comédie d’espionnage » avec Lorànt Deutsch, Marina Foïs et Jeanne Balibar. « Comédie d’espionnage », ça plante déjà le décor, ça sent un peu son nanard, ça évoque OSS 117, espion français misogyne, vulgaire, raciste, bête, incarné par Jean Dujardin.

On s’attend légitimement à des personnages un peu cliché, et à une utilisation décalée de quelques grosses ficelles du genre. Allons y voir de plus près.

Marina Foïs est Muriel, et Lorànt Deutsch est Philippe. Ils campent un duo d’agents secrets français. Muriel a passé la barre fatidique des 30 ans, se trouve vieille, a peur de finir seule, et veut absolument se retrouver enceinte. Elle se jette littéralement sur Philippe, Lorànt Deutsch, son coéquipier plus jeune, qui ne dit pas non, malgré sa froideur et l’éthique professionnelle dans laquelle il se drape. Leur mission c’est de récupérer une clef USB contenant des données sur un trafic d’uranium, mis en place par Hans Müller, le mari trop tôt disparu de Constance Müller, riche veuve extrêmement naïve incarnée par Jeanne Balibar, et seule à savoir où se trouve cette clef.

C’est un film d’espionnage, et que serait un film d’espionnage sans méchants, je vous le demande ? La clef usb devient le centre de toutes les convoitises, et le cours de chant lyrique suivi par Constance Müller se remplit chaque jour de nouveaux élèves, qui s’avèrent être tous des espions, envoyés par différents pays. Bien sûr, Muriel et Philippe en sont.

Disons que c’est un film autour du chanter et du faire chanter. La clef USB fait chanter littéralement tous les espions, autant que le fils de la prof de chant, qui sait parfaitement que cet afflux d’élèves est directement lié à Constance, autant que Constance, toute idiote qu’elle semble, et qui sait que cet interêt soudain pour sa personne est lié à la clef USB. Mais le fils de la prof de chant voit les finances de sa mère s’améliorer, Constance se sent ainsi entourée : chacun gagne à se taire, en somme. Ça nous rappelle aussi qu’il y a bien souvent des bénéfices secondaires dans une situation difficile, et que nous humains, retardons parfois la résolution de certains problèmes ou conflit, parce qu’on a quelque chose à y gagner.

Quand le doigt montre la « Lune »…

Voilà la noblesse du nanard : un humour un peu facile en surface, peut-être un peu lourdingue, une intrigue aux coutures apparentes, mais pour nous montrer autre chose avec malice. On pense par exemple, en fait de nanards 70’s, à Calmos, de Bertrand Blier, pochade misogyne ou aux films de Jean Yann. Le subversif se trouve caché derrière l’outrance, et derrière les scènes de cul. Car oui, il y en a un certain nombre dans ce film, de scènes sans vêtements, disons, donc ce n’est peut-être pas vraiment une comédie à montrer à ses enfants.

Pour résumer : tout le monde couche à peu près avec tout le monde, avec une légèreté et une décontraction divertissante. Julien Baumgartner incarne d’ailleurs un escort boy missionné par un agent iranien pour infiltrer le cours de chant et séduire Constance, mais au passage, il couche avec Muriel, la belle-sœur de Constance, et puis, tant qu’on y est, avec l’agent iranien. Il se définit lui-même comme « une petite pute ».

Constance, quant à elle ne résiste pas non plus aux charmes d’une agente du Mossad. Alors, oui, des histoires de coucheries libertines, ça peut sembler un peu faible pour ficeler une intrigue. Mais ce que l’on relève tout de même, c’est qu’il s’agit souvent dans ce film de femmes de 40-45 ans qui jettent leur dévolu sur des hommes plus jeunes, et assument totalement leur désir. On voit aussi, en toute décontraction, Constance, Jeanne Balibar, donc, passer des bras d’un amant à ceux d’une amante, et de même pour Julien Baumgartner.

Il n’y a aucun discours militant particulier associé, à tel point que ces comportements semblent donc être une norme dans l’univers du film. Par ailleurs, l’escort boy est obsédé par le fait de vieillir, et cela fait un effet miroir avec les préoccupations de Muriel (Marina Foïs). En 2008, il n’y avait pas encore de mariage pour un couple du même sexe, les notions de « polyamoureux » ou « gender fluid » n’étaient connus que d’un public restreint. Alors en montrant ces ébats, qui plus est de façon ludique, on reste aussi dans le nanard, et dans une façon peut-être de montre la tartufferie d’une société.

Un film que l’on oublie vite

Voilà le making of du film, réalisé en un temps record, par le réalisateur et les comédiens :

Pour conclure, on passe certes un bon moment, on rit en entendant chanter aussi faux, mais il faut bien l’avouer, c’est un film que l’on oublie assez vite, preuve en est : je n’ai pas même décrit d’image, rien dit de la façon de filmer. Je vais donc continuer sur ma lancée, et vous proposer d’écouter Leise flehen miene lieder, une œuvre de Schubert, chanter dans le film par Julien Baumgartner, mais ici interprétée par Rosemary Standley, et l’Ensemble Contraste, interprétation à retrouver sur le magnifique album Schubert in love, enregistré à l’Abbaye de Noirlac, et que vous trouverez chez Alpha Classics.
Ici on voit les artistes :

Ici le son est de meilleure facture :


Parce que Julien Clerc ne préside pas aux destinées

Dosso Dossi (c 1489–1542), Melissa (Circe) (c 1518-1531), oil on canvas, 176 × 174 cm, Galleria Borghese, Rome. Wikimedia Commons.

Pour l’Etat Français, mon premier prénom, c’est Mélissa ; prénom que je me traîne comme un boulet depuis mon adolescence. En effet, pour mon malheur, un chanteur de variétés a sévit en France dans les années 80-90, et a commis une chanson « Mélissa ». Il y est question d’une belle femme métisse qui se promènerait nue chez elle, et qui se fait mater par tout le monde.

En 2021, après #metoo, on a du mal à imaginer qu’une chanson faisant presque l’apologie du harcèlement, de l’inaction de la police, et de l’impunité totale de ceux qui agressent une femme, puisse faire un tube. Il semble qu’à l’époque, on trouvait amusant et poétique de chanter une meute de chiens excités qui s’en prennent à une femme non consentante, qui après tout, l’avait bien cherché quand même. Elle n’avait qu’à pas être belle et désirable, tant pis pour elle.

Quand j’étais adolescente, très timide, je vivais très mal les allusions que faisaient des hommes de l’âge de mon père à cette chanson, en me regardant d’un œil égrillard. Puisque je m’appelais « comme dans la chanson », on avait le droit de me mater comme un bout de viande, de me renvoyer au fait que j’étais sans doute une fille facile.

Si Julien Clerc a des origines guadeloupéennes, cela n’enlève rien aux préjugés racistes de ceux qui écoutent ses chansons. Ils me renvoyaient que « Melissa » est « exotique », « métisse », et comme toutes les femmes répondant à ces deux critères, j’adore être matée, et « ne pense qu’à ça ». Comme si ces femmes étaient génétiquement programmées pour répondre aux pulsions de types incapables de se contrôler. Résultat, je me trouvais moche, grosse, et je faisais des détours pour éviter le bar du coin.

Combo

Et puis cerise sur le gâteau, après les regards sales et les allusions lourdes, il y eut le racisme social.

Bah oui. Chanteur de variétés = France d’en bas. Écouter Julien Clerc, ça fait beauf, au milieu des gens qui écoutent de la musique classique. Et puisque vous vous appelez Mélissa, c’est forcément parce que vous écoutez ce genre de musique. Si vous vous appelez Charlie, c’est forcément parce que vous habitez dans une chocolaterie. Si vous vous appelez William, vous aimez forcément les poires. Aussi sûr que tous les Sébastiens ont un chien qui s’appelle Belle. Bref. J’aurais donné n’importe quoi pour m’appeler Marie, ou Jeanne, ou Pauline Dupont au collège et au lycée.

Un jour, out of the blue, dans un rendez-vous professionnel, un type que je connaissais depuis dix minutes s’autorise à me dire, en s’esclaffant : « Tes parents se sont rencontrés en 1976 au dancing du camping de Palavas, non ? ». J’aurais pu lui faire observer qu’en 1976, les capacités reproductives de mes géniteurs n’étaient pas encore matures, que j’ignorais où était Palavas, et que je ne savais pas qu’un camping pouvait contenir un dancing. Mais cela faisait beaucoup de mots pour pas grand chose. « Je vous demande pardon ? » suffit à semer le doute sur ces allégations.

Image par Myriams-Fotos de Pixabay

Spoiler alert

Alors, comme les années passent, et que j’éprouve finalement une certaine tristesse pour ces gens qui manquent tellement d’imagination et de curiosité, je vais révéler ici que le prénom Mélissa n’a pas été inventé par Julien Clerc.
Au passage, si quelqu’un sait ce que ce malheureux prénom a bien pu faire pour mériter ça…

Un jour, quand je travaillais en psychiatrie, un patient souffrant d’une grave dépression a soudain souri en voyant mon prénom sur mon badge, et m’a dit « Bonjour, Abeille ! ». Il avait été professeur de lettres classiques à l’Université. Je me suis sentie extrêmement reconnaissante envers ce monsieur, car pour une fois, j’étais « bien nommée ». Alors, pour remercier ce monsieur, voici un article tout à fait intéressant des Cahiers des Etudes Anciennes : Les Abeilles et Mélissa, du symbole universel à l’hapax mythologique, Alban Baudou.

J’ajoute au passage qu’en se penchant sur le prénom Déborah, on trouve le mot hébreu D’vorah, abeille. Épatant, non ?

Ensuite, on peut aussi se tourner vers le XVIe siècle et la région de Ferrare. Car dans Roland Furieux, de L’Arioste, on trouve la Maga Melissa, disciple de feu l’Enchanteur Merlin. Maga Melissa était une sorcière qui venait en aide à la guerrière Bradamante. Pour en savoir plus, voici un intéressant article (en anglais) du blog The Eclectic Light Compagny.

Enfin, pour finir en chanson, voici une femme puissante et talentueuse, à la voix incroyable : Melissa Laveaux. Une chanson de son magnifique album en haïtien, Radyo Siwel. J’aime un peu plus ce prénom depuis que je connais cette artiste.



« Je me suis fait la guerre », ou comment être un « bon arabe »

Un excellent documentaire radiophonique de Stéphane Mercurio, réalisée par Nathalie Battus, pour l’Expérience sur France Culture. Le médecin Fatma Bouvet de la Maison Neuve et ses patients nous disent combien avoir des origines maghrébines peut être difficile en France, à quel point on veut être autre pour être accepté et aimé, et les coups physiques ou moraux que l’on reçoit au quotidien.

A écouter en cliquant sur l’image ci-dessous :

En séance.• Crédits : Tania Korganow


2021. De chocolat et d’eau fraiche

Image par David Greenwood-Haigh de Pixabay

« Le changement, c’est maintenant ! », F. H.


Janvier. C’est le moment de l’année où beaucoup de gens s’accablent des pires maux de la Terre : trop paresseux, trop gros, trop fainéant, trop célibataire, mauvais parent, trop inculte, mauvais cuisinier, accent anglais effroyable, etc.

Heureusement, à cette période, Covid-19 ou non, il y a un alignement des planètes particulier, qui fait souffler un vent de changement radical : celui des « bonnes résolutions ». C’est décidé : course à pied deux fois par semaine minimum. Ouvrir ses cours plus de deux jours avant les partiels. S’inscrire sur une appli de rencontres. S’inscrire à une consultation familiale psychologique pour savoir éduquer son mari et ses enfants. Se mettre à la cuisine sans gras, sans sel, sans sucre, avec légumes et céréales bios. Ecluser des MOOC de culture générale et d’astrophysique, à la place de séries idiotes. Braver le Brexit et la viande bouillie pour ne plus dire « souiiiitte cheurte ». Le changement, c’est maintenant.

Quant à moi, brave mais point téméraire, j’en viens à considérer qu’un régime tout chocolat pourrait être une alternative à tout ce qui, d’après les autres, fait problème dans ma vie.

C’est une décision qui ne se prend pas à la légère, évidemment. Et comme il s’agit de s’y tenir jusqu’en décembre prochain, il convient d’en mesurer les pour et les contre.

Image par StockSnap de Pixabay

#plumplicious

Longtemps, je me suis couchée de bonne heure, en rêvant de rentrer dans des vêtements taille 36. C’est-à-dire que sur les photos où je suis de profil, je n’aurais plus l’air, de la taille aux chevilles, d’un P. Finie l’angoisse provoquée par l’achat d’un jean, puisqu’il ne se trouve, dans les boutiques, que des pantalons en tissu élastique. Ces même pantalons qui, s’ils galbent les maigres, font saillir les rondeurs des dodues. J’ai, pendant des années, acheté des pantalons une taille au dessus, pour dribbler le destin.

Pendant des années, donc, je me suis maintenue avec angoisse dans une taille 38, mais rien n’y faisait. Les illusions d’optique sont pernicieuses. Quand quelqu’un m’offre une fringue, c’est toujours trop large. J’ai abdiqué devant l’étiquette « L » ou 40/42, qui danse narquoise sous mon nez. Je remercie avec mon plus beau sourire. Et je cherche comment je pourrais aller échanger pour avoir quelque chose à ma taille.

J’ai toujours fait « grassouillette », essuyé les sourires un peu moqueurs sur ma silhouette pas très sportive, les blagues un peu méchantes, (« Allez, pousse ton handicaP ! », « T’as vu tes bras, Grobratchev ! »). Voire les réflexions un peu hypocrites qui se veulent flatteuses, sur le fait que « c’est pas beau, de toutes façons, d’être trop maigre« . Ou : »une femme, ça a des formes. » Ou : « tu sais, il y a des hommes qui aiment vraiment les rondes« . Le fait que le chocolat fasse grossir n’est pas un argument recevable : plein de gens me renvoient déjà tout le temps que je suis grosse. Enfin, trop grosse à leur goût, pour être qualifiée d’élégante, d’un « attrait physique durable », ou « raffinée », ou « présence périphérique valorisante sur les selfies ».

Comme je ne connais aucune magie assez puissante pour me transformer en ça :

… je valide un point « pour » le régime tout chocolat.

Le temps, c’est de l’argent.

Je suis une piètre cuisinière, je déteste faire la vaisselle, et j’ai un salaire ridicule pour le travail que je fournis. Comme j’en ai marre d’entendre « Quoi ? C’est tout ?« , et d’avoir honte d’être la seule personne non imposable de mon entourage, et qui n’envisage pas d’acheter un appartement, je dois gagner plus d’argent.

Comme je ne connais aucune magie susceptible de me transformer en ça :

… je vais devoir étudier des scenarii alternatifs pour tenter d’approcher le plafond de verre, et m’éloigner durablement du seuil de pauvreté.

Or, si je ne fais aucune vaisselle et aucune cuisine, par mon régime tout chocolat, je vais gagner du temps. Et le temps c’est de l’argent. Par voie de conséquence, manger du chocolat devrait me faire gagner du temps ET de l’argent. Une tablette de chocolat – de bon chocolat, s’entend : je cuisine mal, mais je suis gourmet – peut fournir les repas de 4 jours, si on y adjoint un peu de pain (aux noix, ça va sans dire), et de thé. Un simple calcul de tête m’assure déjà des économies substantielles.

Image par falconp4 de Pixabay

Le jardin des délices

Mon ascétisme chocolatier ne devrait pas faire souffler des vents contraires sur mon pouvoir de séduction et de reproduction. C’est entendu, de toutes façons, je dois fonder mes espérances sur les hommes qui aimeraient vraiment les rondes (c’est à dire très peu ici, surtout si on ne comptabilise pas ceux qui n’ont pas fait exprès, se sont perdu en chemin, ont mal vu dans le noir en cherchant un coussin).

J’ai passé la barre des 30 ans, et comme le souligne mon médecin, « à mon âge », si je n’ai pas d’enfant, c’est que je n’en veux pas, évidemment, et puis franchement… je suis déjà presque « trop vieille », et vu mes revenus, « ça ne serait pas raisonnable. »

Comme je ne connais aucune magie pouvant empêcher ça :

…autant se résigner et considérer le noir extra aux éclats de fèves de cacao, ou au piment.

La messe est dite

Deux carrés matin, midi, et soir ; avec deux tartines et un samovar à chaque repas. J’ai une préférence pour le chocolat noir extra fin, le pain aux noix et le Earl Grey sans sucre. Je m’y emploie dès lundi, et je vous donne rendez-vous dans un an, pas plus grosse, plus riche, et toujours « vieille ». Mais j’aurais eu le temps, confinement oblige, de développer une nouvelle cosmogonie avec la fève de cacao au centre de tout. Et le jeûne prolongé me parera d’une aura mystique. Ca ne fera pas de moi un grand reporter, mais la carrière de gourou peut s’avérer très lucrative.

Il est temps de se quitter, en écoutant, enfin, quelqu’un de vraiment inspirant.

Merveilleuse année à tous <3


Trois scènes de théâtre de nos fêtes de fin d’année

Parce que notre quotidien est souvent fait de scènes de théâtre, avec parfois même des objets qui parlent.

Pixabay
Une librairie, au temps du Covid-19.

La cliente hisse sa truffe masquée à hauteur du dernier rayonnage.

La libraire – « Vous cherchez le Gaudry ?

La cliente – hésitante – Le… ?

La libraire – On va déguster l’Italie, de François-Régis Gaudry, sur France Inter’.

La cliente – pince son masque pour chasser la buée de ses lunettes – Ah. Non, non, non. Je suis plutôt Jacky Durand, de France Cu’…Culture.

Hochements de tête de connivence.

La cliente – philosophe – Chacun son bénitier.

La libraire – acquiesce – Je ne l’ai plus, ce livre, de toutes façons. »


Une salle à manger, où se déroule un repas copieux et très long.

La cousine Bette – extatique – « Aaah oui, mais oui ! Ah, on en trouve plus des nappes comme ça. Elle tâte l’étoffe.

La cousine Paula – fière – Je ne te le fais pas dire. Ce sont de vrais jours d’Angles !

La cousine Bette, la tante Espérance, l’Oncle Saul – respectueux – Oooh…

Aventurine – exaspérée – Hhhh !

La mère d’Aventurine – lui fout un coup de pied sous la table et s’extasie sur la nappe – Ooooh…

L’oncle Saul – plaisant – C’est comme les figolu, on n’en trouve plus !

La tante Esperance – pouffe.

Les cousines – Ah oui, ah c’est vrai, c’est vrai !

Aventurine – hargneuse, à mi-voix – Pff… Bah si, ça s’appelle des makrouts !

La mère d’Aventurine – lui met deux coups de pieds sous la table.

La tante Espérance – Elle dit quelque chose, la petite.

La mère d’Aventurine, avec conviction – Non, je n’ai rien entendu.

La cousine Paula – C’est comme le shampoing Namanga à la fleur d’oranger, introuvable.

La tante Espérance – Et l’antésite !

Aventurine – agacée, trop fort – Et les crottes de chien blanchies sur les trottoirs…

Tous sont saisis.

La mère d’Aventurine – sourit de honte.

Un ange passe.

Le cousin Saul – réprime un rire – Ubi sunt, les neiges d’antan ?

Aventurine rougit et coule un regard de détresse à l’oncle Saul.

Un temps.

L’oncle Saul – Il reste du gâteau ? »

La conversation reprend.


Un salon, à l’ouverture des cadeaux. Babillages joyeux, échange de paquets.

Une voix – aparté -« J’espère que ce n’est pas fabriqué [ãnazi].

Le tapis en laine artisanale – horrifié – Haaaah !

L’huile essentielle de lavande – pédagogue et lasse – « En Asie », elle a dit, « en… Asie… »

La bougie en cire d’abeille – aparté – En plus, il est sourd.

Le comptable – admiratif devant son nouvel album photo cartonné, relié à la main- Quand même, c’est génial d’être doué de ses mains, pour les cadeaux…

Le médecin – admiratif devant cette chemise faite sur mesure – Ah, ça…

La journaliste – admirative devant son poste de radio en chocolat – Oh oui !

Le chocolatier, la couturière, la scrapbookeuse – airs tous fiers.

Julius, étudiant aux Beaux-Arts, spécialiste des dessins anatomiques gores et pornographiques – décille – Mais ouais, mais grave !

Les autres – airs circonspects devant leur paquet offert par Julius.

Le comptable, le père de Julius – aux autres,- Je vous préviens : le premier qui moufte en ouvrant son cadeau, je lui fais mettre dans son salon. »