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Les mots sont des fruits mûrs

Pourquoi un ami vous prête tel livre, ou vous recommande tel autre ? Pourquoi pense-t-il « ça va te plaire », « c’est pour toi », « j’ai pensé à toi en le lisant » ? Comment sait-il que tel livre, plus que tel autre aura une résonance chez vous, à tel moment ? Et parfois, d’ailleurs, ce n’est pas du tout l’effet imaginé. Ça résonne ailleurs.

« Da dit que c’est comme ça qu’on reconnait les riches, ils peuvent laisser les fruits pourrir au sol. » Dany Laferrière

Une amie me prête L’Odeur du café de Dany Laferrière. C’est un auteur dont j’ai lu plusieurs ouvrages, et dont le travail m’intéresse. J’ai aussi pu l’entendre dans une table ronde à Antananarivo. Je pense à Romain Gary quand je lis Dany Laferrière. Je ris quand je lis Romain Gary. Je goûte dans leurs mots ce qui me semble une mélancolie joyeuse, indéfinissable, et je sais que je me goure peut-être complètement. Je projette, comme dirait l’autre.

Je lis L’Odeur du café, donc, et soudain, j’arrive à cette scène nocturne de ramassage de mangues clandestin. J’associe mangues et mots. Mangues. Mots. Mangues. Mots.

Lors d’une réunion, je déchaîne la colère d’autres participants en parlant d’un achat à fonds perdus. Comment ose-je ? Je critique leur décision, les accuse de jeter l’argent par les fenêtres, de faire des achats inutiles et stupides ! Je reste coite. Puis je tente de dire qu’à fonds perdus veut dire qu’il n’y a pas de retour possible sur investissement, que c’est de l’argent qui ne revient pas en caisse, et qu’il n’y a aucun jugement moral. On m’accuse d’inventer des mots. Je suis gênée.

Une connaissance m’appelle pour me proposer d’interviewer un auteur. Nous discutons un moment. Soudain, il rit. Je demande timidement ce qui est si drôle. Il dit : « Impavide ». Personne n’utilise ce mot. A part toi. » Je suis gênée.

Un matin, mâchant un tartine de pain noir arrosée de café, j’entends à la radio l’invité dire « billevesées ». Illico, j’envois un SMS à un ami plus âgé, où j’écris fièrement « Alors ? Tu as entendu, à la radio ? Tu vois, il n’y a pas que moi qui dise « billevesées » Ahah ! » Amusé, il me répond : « De ton âge, si. Désolé. » Je suis vexée.

Qu’ont de commun ces personnes, qui rient ou s’énervent ? Elles sont blanches, issues au moins de la classe moyenne, jusqu’à un milieu très aisé. Elles ont un solide réseau familial, amical, depuis toujours, pour la plupart des noms bien français. Elles savent d’où elles viennent, où plongent leurs racines. Elles savent où trouver refuge, en cas de tempête.

Et si mon refuge, à moi, c’était la langue française ?


LA MAISON DE DEVIEUX

La voiture noire, celle de l’accident de Marquis, appartient à Devieux, l’homme le plus riche de la ville.Il habite au bout de la rue Desvignes, près de la rivière. On allait souvent voler des mangues chez Devieux. On sautait par dessus le vieux mur. La maison illuminée, au fond, derrière les cocotiers. Une grande maison blanche. On avait qu’à se baisser pour ramasser les mangues. Dès que les chiens commençaient à aboyer, il fallait prendre ses jambes à son cou et sauter de nouveau le mur. Marquis demeurait sur place quelques instants pour aboyer, lui aussi, juste pour la forme. Soudainement, il sautait le mur et se mettait à courir comme s’il avait vu le diable. Le diable, c’était un énorme berger allemand qui mange un quartier de bœuf par jour.

Da dit que c’est comme ça qu’on reconnait les riches, il peuvent laisser les fruits pourrir au sol.

Dany Laferrière, L’Odeur du café

Et si moi, Warda, j’avais été, la nuit tombée, ramasser des mots pourrissant au sol dans le jardin des riches ?

« Les raisins de la colère se gonflent et mûrissent,annonçant les vendanges prochaines. »

Je parlais à un ami de L’Odeur du café, et de cette histoire de mangues. Mangues. Mots. Il fait une association fruitière toute autre : Steinbeck. Faim. Colère. Révolte ?


[…] Alors des hommes armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. Et l’odeur de pourriture envahit la contrée. On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer – le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol. Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement. Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition – et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu’il faut la pousser à pourrir. Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s’amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim.
Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »

John Steinbeck, Les Raisins de la colère, chap. XXV

Montagnes dorées. Mort. La nourriture pourrit, les mangues, les mots pourrissent. Il faut les voler pour survivre, et qui sait, être mieux nourri que les faussaires

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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