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Nouvelle. Elias

Image par Thanh Tuấn Tạ de Pixabay

France — Elias est doctorant, Syrien, son laboratoire de recherche s’appelle ICD, et il n’étudie PAS le genre.
Nouvelle écrite pour l’exposition « Je confine, tu confines, nous confinons » de l’Université de Tours, 2021


Après avoir erré un long moment dans les couloirs de la fac, Elias se résout à demander de l’aide au secrétariat le plus proche. Il frappe à la porte, et entre.

La première dame : « – Bonjour, monsieur !

Elias : – Bonjour, excusez-moi, mesdames, voudriez-vous me dire où se situe le secrétariat du laboratoire ICD ?

La première dame : – Alors là… Aucune idée… Tu sais, toi ?

La seconde dame : – Ah non, du tout, du tout. »

Un temps.

La première dame : « – Je vais regarder sur mon plan. Elle sort une liasse de feuilles A4. Alors… Elle tourne les feuilles dans un sens puis dans l’autre. Ah, bah de toute façon, ça date de 2017, alors, hein… »

Un temps.

La deuxième dame : « – Oh, mais je vais appeler Josiane ! C’est mon œil de Moscou, Josiane ! Elle compose le numéro. Allô, allô ? (…) Oui, non, ce n’est pas pour du moelleux au chocolat !
Elias : – Cela dit, ça m’intéresse aussi !

La deuxième dame — pouffe — : – Oui, voilà, y a-là un monsieur qui demande, tu saurais pas où se trouve… Comment, déjà ? ICD. Y sont où, eux ?… ICD… Oui, ICD… Oh ben j’en sais rien, ce que ça veut dire… Interactions… Ah ! Mmh… « Discursives », rien que ça !…Mmh…mmh… Ah oui, je vois, je vois… Ah, le « genre ». Elle coule un regard vers Elias. Ah oui, ah bah oui… Elle détaille Elias des pieds à la tête. Mmmh…mmmh… Bon, je te laisse, hein, le… — se reprend — la personne attend ! Elle raccroche. Alors voilà, c’est au 4e étage, entre le gros escalier et le 408, au bout du couloir. »

Elle regarde Elias avec insistance au dessus de ses lunettes, qu’elle remonte du bout de l’index. Elias, soudain gêné, se sent obligé de se justifier.

« – Mais… Il… Il n’y a pas que les gender studies, hein. Il y a aussi des linguistes, des urbanistes, des… Moi, je… Je suis doctorant, je travaille sur le cinéma syrien, je…

La première dame : – Oui. Oui, oui, oui. Elle renifle. Oui, oui. 4e étage, entre le gros escalier et le 408, au bout du couloir. »

Elias sort du bureau, dont il referme précautionneusement la porte. Derrière lui, adossés au murs, trois étudiants le dévisagent. Il sourit maladroitement, et déguerpit vite fait. Il traverse le bâtiment A jusqu’au gros escalier menant au 4e étage. Il lui semble que tout le monde le dévisage. Non, non. Il se fait des idées. Ou alors, c’est le polo rose… Mais, non, c’est n’importe quoi. N’importe quoi ! On peut bien mettre un polo rose et ne pas étudier les gender studies, même si on est Syrien et affilié au laboratoire ICD ! Une fille l’aborde, il sursaute.

La fille : « – Excusez-moi… — à mi-voix — Excusez-moi, mais… Votre braguette est ouverte. »

Elias voudrait être englouti par le linoléum beige. Il lui sourit poliment, tout en déplaçant sa pochette à rabat devant son entrejambe.

La fille — à mi-voix — : « Je pensais qu’il valait mieux vous le dire. »

Elle s’éloigne. Il rejoint en crabe le gros escalier.

Image par Arek Socha de Pixabay

Plus tard. Elias sort du secrétariat ICD, poussant un soupir de soulagement. Il essuie ses vieilles lunettes avec un coin de son polo rose, puis sourit en pensant à cette ordonnance soigneusement pliée dans son agenda, et qui va justement lui permettre d’aller en acheter de nouvelles. Il vérifie discrètement la tenue de sa braguette, puis tente de se perdre le moins possible jusqu’à la sortie principale du bâtiment, qui donne sur la Grand rue. Onze heures. Une heure, c’est bien suffisant, pour aller faire faire de nouvelles lunettes.

D’un bon pas, il se dirige vers l’opticien le plus proche. Une blonde en tailleur l’accueille, avec force sourires et e préposal.

« – Bonjourrr-hin ! »

Il se dirige avec gourmandise vers le rayon Ray Ban. Il en essaie plusieurs modèles, d’autres, puis revient au premier… Ecaille, c’est vraiment ce qui lui va le mieux. Un vendeur en costume bleuâtre à cheveux gras, obséquieux, vient à sa rencontre.

« – Monsieur a-t-il trouvé ce qui lui convenait ? Si monsieur veut bien se diriger vers le bureau… »

Elias couve du regard ses futures lunettes, dont la monture plastique à la mode devrait faire swiper sur sa photo Tinder plus que ses vieilles lunettes en métal aux verres non amincis. Ils s’assoient de part et d’autre du bureau.

Image par Pexels de Pixabay

Le vendeur obséquieux : « -Votre nom, s’il vous plait, monsieur. » Ses doigts sont en suspend au dessus du clavier.

« – Elias Nasseem Al Azem. »

Le vendeur obséquieux laisse retomber ses mains sur le bureau.

« – Ah oui, je vois, je vois… Ah, « Nassiiiiim… » Il coule un regard vers Elias. Ah oui, ah, bah… Oui. Le vendeur détaille Elias des pieds à la tête. Mmmh…mmmh… »

Elias fronce les sourcils. Le vendeur obséquieux a un sourire forcé.

« – Dites-moi… Ce n’est pas très français, ça…

Elias, sec : – Je suis doctorant, mes papiers sont en règle.

Le vendeur obséquieux : – Je vois, je vois… Je vois le… « genre ». Mutuelle ?

Elias, sec : – Non, pas de mutuelle.

Le vendeur obséquieux regarde Elias avec insistance au dessus de ses lunettes, qu’il remonte du bout de l’index : – Pas de mutuelle, ah ! Pas de mutuelle… Je vois, je vois… Eh bien, quand on est « doctorant », pas Français, et sans mutuelle, peut-être qu’on peut choisir une monture moins chère, non ?

Il joue avec la monture choisie par Elias, la tient par une branche, la fait tourner sous son nez, parle fort, pour les autres clients.

Quand on est « doctorant », pas Français, et sans mutuelle, hein, peut-être qu’on peut choisir une monture moins chère, mon petit monsieur ? Parce que qui c’est qui va les payer, vos lunettes ?

Elias s’emporte : – Je travaille, monsieur. Oui, je travaille ! Et je paie des taxes, ici en France !

Un vieux monsieur à sa femme : – Ah, tu vois, hein… Y en a des bien ! Je le dis toujours…

Elias : – Je travaille ! Je gagne de l’argent ! Je ne vole pas ! Et je n’étudie pas le genre ! Merde à la fin ! Merde !

Le vendeur obséquieux : – Sécurité ! Sécurité ! »

Un grand monsieur noir, très musclé, saisit Elias, et le jette dehors, horizontalement au trottoir, sur lequel il finit par s’échouer. Il se relève et s’aperçoit que tous les passants le regardent. Certains ont l’air terrifiés. Haaan ! Il n’a pas de mutuelle ! Il veut des Ray Ban pour étudier le genre ! Une mère cache les yeux de son enfant. Elias se sauve en courant.

Des journalistes arrivent peu de temps après chez l’opticien. Le vendeur obséquieux témoigne, un plaid polaire ikea sur les épaules.

Le vendeur obséquieux, sous le choc : « – Je n’ai jamais vu ça ! Jamais ! Une telle agressivité ! Et pourtant, ces gens-là, je les connais bien, je n’ai rien contre eux… Ma nourrice, Nassira, la nourrice de mes enfants, elle fait du très bon couscous… Je n’ai rien contre eux… Je l’ai même aidée à rouler la semoule, un jour ! »

Dans une vidéo diffusée sur sa page Facebook, Marine Le Pen réclame la fermeture du laboratoire ICD et l’interdiction du cinéma syrien en France.

Soudain, Elias ouvre les yeux. Il s’assoit. Il est en sueur, et il lui semble que son cœur se cogne à sa cage thoracique. Trois heures du matin.

Quel rêve à la noix, non mais quel rêve à la noix ! Il va dans la salle de bain, se passe de l’eau sur le visage. C’est toujours comme ça, quand il mange chez le Libanais. C’est à se demander ce qu’il met dans le houmous… Ah, il le retient, celui là, hein. Il s’éponge le visage avec l’essuie-mains. Il se regarde dans le miroir, pousse un soupir, puis retourne se coucher. Il regarde le plafond. Quel rêve absurde… Enfin, absurde… Jusqu’à l’agent de sécurité, c’était réaliste… C’est quand même étrange, à chaque fois qu’il dîne avec le Libanais, il fait des rêves bizarres… Interne en neurologie, le Libanais. Enfin, ça ne veut rien dire. Ça n’a sûrement aucun rapport. Au moins, lui, il ne dit jamais « je vois, je vois » quand il est question du laboratoire ICD.

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Auteur·e

melpwyckhuyse

Commentaires

Marina Tem
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Une fiction qui pourrait s'inspirer de faits reels'' un parallèle fabuleux ma foi.
les entraves au gender studies de cette belle société conservatrice qui nie la nature de l'autre et une xénophobie plus que pernicieuse et démentie de tous
J'adore vous (te) lire décidément^^