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Nouvelle - Rania

Marie est née Rania, mais personne ne lui a jamais dit pourquoi.
Nouvelle lue à deux voix lors du Festival de Poche de Tours, 2019


«  Ton nom, c’est Marie. Ma-rie. Tout simplement. C’est quoi, cette nouvelle fantaisie de te faire appeler Rania ? Hein ? Tu peux me dire ? – une main sur le volant, elle ajuste le rétroviseur central – Et ce con, là, derrière ! Mais qu’il double au lieu de me coller comme ça ! … Non, mais quel pignouf ! – une voiture blanche dépasse – Ah, je vous jure… »

Un temps

«  J’ai eu l’air de quoi, à ton avis, à l’accueil, hein ? Comme je ne savais pas le numéro de ta chambre, je demande Marie, bien sûr. Et là, le concierge qui me dit : « Y a pas de Marie, ici… » Ah, non mais, c’était trop fort ! Je passe pour une andouille, parce que ma fille a décidé de se faire appeler Rania! Et le temps qu’il fasse le rapprochement, hein… « Ah, la ptite Rania ! La ptite brunette ! J’aurais pas su dire qu’vous étiez sa mère ! » Ah, elle est bien bonne celle là ! »

Elle continue de pérorer. Rania, sur le siège passager, appuie son front sur la vitre. Elle regarde un instant le ruban blanc apparaître et disparaître sur le côté de la route, puis elle ferme les yeux. Elle aime bien le concierge, Rania. C’est un brave homme. Et lui, il veille sur ses « gamins » comme il dit, ses petits internes. C’est lui qui est venu la chercher à l’hôpital, avec sa camionnette pleine de matériel, parce que personne d’autre n’était disponible. A l’hôpital, on ne laisse pas sortir seul un mineur, même de 17 ans et 11 mois, et de toutes façons, on ne laisse pas sortir seul quelqu’un qui a été amené par les pompiers pour une tentative de suicide. Il était gêné, ce pauvre monsieur… Gêné d’aller récupérer cette non-morte dont même l’hôpital ne voulait plus, pas plus que la mort, ni aucun parent, malgré les nombreux appels du pensionnat. Il l’attendait dans le hall, tenant à deux mains sa casquette. Il l’avait suivie du regard dans la file d’éclopés qui allaient s’acquitter au guichet du prix de leur séjour. Sans la moindre émotion, elle avait donné tout l’argent, jusqu’à la dernière piécette, que contenait son portefeuille. Elle s’était alors dirigée vers lui, très digne, malgré sa chemise froissée à laquelle il manquait un bouton. Il n’avait pas su quoi lui dire.Elle le remerciait intérieurement de se taire, alors qu’elle affrontait la honte de s’être ratée, et d’être reconduite au pensionnat, entre les pelles, rateau, caisse à outils ; où elle devrait affronter le regard des autres élèves, attendu que personne n’était disponible pour venir la chercher à l’hôpital, ni au pensionnat avant le lendemain soir.

« Bon, écoute, je te ramène à la maison, mais surtout, tu ne parles de ça à personne. Ni à ta tante, ni à ton frère, à ton grand-père. A personne. J’ai assez de soucis comme ça avec ton frère, c’est pas la peine d’en rajouter. On dit que tu es en vacances.»

Sa mère venait de réussir en quelques mots ce qu’elle avait raté en quelques plaquettes de médicaments. Rania eut physiquement mal dans la poitrine ; elle se courba, la ceinture de sécurité la retint. Une grosse larme fit une tache d’un bleu plus sombre sur sa jupe. Rania se revit enfant, les genoux couverts de plaies sales, parce que sa mère jugeait que ça finirait bien par guérir tout seul. Elle se revoit en classe de CM1, un petit rhume devenu un étouffement de morve verte et épaisse, de toux grasse, sans aucun mouchoir. Ça finirait bien par guérir tout seul. Elle se voit le nez qui coule à n’en plus finir, les yeux gonflés, et sa mère dire au jardinier qui supposait une allergie, qu’il n’était pas médecin, et que ça allait bien finir par passer tout seul. Alors, son envie de mourir aussi, finirait bien par passer toute seule.

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Où aller ? Où trouver refuge ? Où étaient ces bras aimants, qui se tendent vers vous, et vous enveloppent ? Où étaient ce sourire calme, ces yeux bienveillants, qui accueillent vos cris de douleur, sans vous juger ? Où était cet endroit, ce tout petit endroit, où on se sent enfin en sécurité, à l’abri de tout, où l’on peut guérir ? Où était cet endroit dont la simple existence vous rend fort, vous sachant attendu, espéré, aimé quelque part ? Où, cet endroit, d’où personne ne vous chasse, où personne ne vous blesse ? Où, cet endroit d’où l’on dit fièrement venir, et où l’on veut, et peut retourner ?

A midi moins dix, le médecin de l’hôpital lui avait demandé en regardant sa montre avec insistance comment elle allait, sans même lever les yeux sur son visage livide, où ses yeux semblaient se noyer dans des cernes. Elle avait répondu que tout allait très bien, d’une voix qu’elle avait rendue enjouée ; il avait dit « parfait » en cochant des cases sur son dossier, puis l’avait congédiée. Elle avait entendu le sosie de Freud appeler dans le service : « Bon, vous me faites sortir la 12, j’ai besoin du lit… Oui, oh, encore une de ces minettes hystéros… Au pire, elle revient dans 15 jours avec une gentille petite griffure au canif sur le poignet… Faites-lui regarder Harold et Maude en attendant que papa vienne la chercher… Bon vous m’excuserez, j’ai faim. »

Alors l’infirmier était venu la chercher. Elle l’avait reconnu à l’odeur du chewing-gum qu’il mâchait, puisqu’elle avait été dépossédée de ses vêtements et de ses lunettes. Quand elle avait ouvert les yeux pour de bon, une lumière aveuglante, puis, comme une éclipse, cette tête, surmontée d’un calot vert, un masque à usage unique bleu au cou, qui l’avait effrayée, puis s’approchant plus près pour lui parler, lui avait déversé cette odeur de menthol au visage ; alors, elle avait vomi à n’en plus finir.

Rania passa un doigt sur son front, soigneusement, sur le sparadrap qui tenait son pansement. Évidemment, en s’écroulant dans sa chambre, il avait fallu que son front rencontre le montant du lit. Elle sentait sous son doigt la surface du sparadrap, elle en faisait le tour, puis passait dessus. Elle connaissait bien cette sensation. Enfant, dans son carnet de santé, elle avait vu un jour, sur la première page, à l’intérieur, un sparadrap collé, avec dessus, au stylo bille, son prénom. Elle avait regardé longtemps, en coin, ce sparadrap appelé Marie, se demandant ce qu’il faisait là, collé dans un livre, voulant aller voir, mais n’osant pas ; voulant prendre cette étiquette Marie, comme elle faisait le matin à l’école maternelle, tout en sentant pourtant que c’était sûrement une bêtise, et que ça devait être « interdit ». Mais, se trouvant un jour seule dans la pièce avec le carnet, elle avait joyeusement décollé le « Marie », qu’elle avait collé avec application sur son pull en laine. Puis avait vu soudain qu’il n’y avait pas rien en dessous. Il y avait des lettres, on aurait dit presque Marie dans le désordre. Elle avait déchiffré… Ar… Ra…I… I… Ia… Ramia… Puis sa mère était entrée dans la pièce, avait vu le sparadrap qui avait fusionné avec la laine délicate, et avait administré une gifle sonore à cette sale gamine.

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« Je me suis inquiétée, figure-toi. Trois messages de l’internat sur le répondeur, pour me dire que tu es à l’hôpital. Oui, je me suis fait du souci : il fallait que je vienne toutes affaires cessantes, et pourquoi, hein, on ne vous dit rien ! On ne sait pas si c’est une punition, si c’est quelque chose de grave… Il faudrait juste qu’on vienne, Dieu sait pour quoi ! Comme si on attendait que ça, qu’on était pas occupé ! Je travaille, moi ! Qu’est-ce qu’ils se figurent ! »

Rania cherchait le souvenir des voix exact. Ce qu’elle suppose être l’arrivée à l’hôpital. Des voix d’hommes, les pompiers, des femmes, les infirmières. Ils la soulèvent. Elles la deshabillent. Rires gras. Il y en a une qui gueule après ces fringues impossibles à enlever que mettent les jeunes, et que ça la gonfle, et qu’elle va tout découper aux ciseaux si ça continue. La nuit. Des grognements, qui viennent d’en face, on dirait. Une soignante qui répète « laisse le masque ! Laisse le masque ou je t’attache les bras ! » à l’humain qui mugit. La nuit. Deux jeunes types à blouse blanche, qui lui pincent un téton, lui passent un objet pointu sous les pieds, agitent les machines qui bipent près de sa tête, ratent une prise de sang, recommencent. Ils font des calculs à haute voix, puis la voix de la femme au masque. « 45 kilos ! Mais tu rêves ! Tu peux mettre 60. Au moins. Elle est grande, en plus… » Rania pense « salope ! » puis c’est la nuit. Vomir sur l’infirmier. La nuit. Se reveiller dans une chambre, avec pour voisine une vieille dame. Être dans le lit, avec la sensation d’un drap de plomb, qui écrase, étouffe, le souffle court, un écoeurement qui fait couler des larmes involontaires et continues, la honte, la fatigue, les appareils qui bipent, le défilé régulier des soignants. Trop de douleur, de fatigue pour parler. Se dissoudre dans les bip et les draps blancs. Et soudain, derrière la porte qui se referme, une toute petite voix venue du lit d’à côté, secouée de sanglots. « J’ai compris pourquoi vous êtes là… ça me rend tellement triste pour vous… »

–  « Marie ! Ça te dérange de répondre quand on te parle ? C’est quoi, cette histoire à dormir debout, cette histoire de médicaments ? Une chute de tension, un bête malaise vagal, et on en fait tout un plat ! »

Rania se met à saliver anormalement, c’est cette route en lacets, qui n’en finit pas… Elle ferme les yeux, et inspire… Souffle… La blonde sur le siège conducteur parle… Inspire… Souffle… Je… Je crois que je vais vomir… On peut s’arrêter, s’il-te-plait ?

« Ah ! Manquait plus que ça ! Dans un virage, encore ! Et tu veux que je m’arrête où, hein ? En plein milieu de la route, tant qu’à faire ? »

Haut le cœur.

La conductrice se tait, pile et s’arrête sur le bas côté. Rania, livide, sort de la voiture. Elle s’adosse à la portière fermée, respire profondément, en regardant la route qui serpente en contrebas.

La radio – …traumatismes qui se transmettent de génération en génération… Etre fille ou fils de, c’est être affilié à… Il est tout à fait possible de choisir de se « désaffilier », de rompre tout lien…

Rania écoute la radio.

La radio – …des études récentes ont démontré que l’intelligence était héritée de la mère…

Rania ouvre les yeux. Long regard caméra.

« T’es bien comme ton père, hein ! Ah, ça ! Y a pas dire, t’es bien comme ton père »

Rania sourit.

Tu sais quoi ? Dépose-moi à la prochaine gare. Je retourne à l’internat.

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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