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Nouvelle - Renato

Je n’ai vraiment pris mesure de l’ampleur du phénomène que lorsque j’ai commencé à parler
en société. Avant, je me contentais de sourire aimablement, d’opiner du chef ; et cela suffisait à me
faire apprécier de bon nombre de gens qui, s’ils me trouvaient parfois trop discret, louaient mes
capacités d’écoute bienveillante : j’aurais pu être curé ou psychiatre. Ce premier succès – modeste,
certes – m’enhardit au point faire entendre le son de ma voix.
Passées les politesses d’usage, que je manie encore mal, le désastre. Si le temps passé à
écouter les autres a rendu mon imagination fertile, et me fournit la matière de quelques nouvelles,
que je publie sous différents pseudonymes pour arrondir mes fins de mois, il ne m’a pas appris l’art
oratoire, la captatio benevolentiae et tout le bataclan. Non. Je vois des cocus partout, des vendetta,
des orgueils flétris ; et suis incapable de dire aimablement des riens, ou de donner simplement mon
avis, quand on me le demande.


Comme parler ne m’est pas naturel, et me demande un effort conséquent, je vais à l’économie de paroles. Je résume en un mot. J’use de second, troisième et cinquième degrés, de
sous-entendus, et des polysémies à outrance. J’invente des mots, ou attribue un sens nouveau à ceux
qui existaient déjà. Je cite sans citer. J’aime les calembours potaches. Je m’amuse évidemment
beaucoup, parfois même, je glousse, jusqu’à percevoir les froncements de sourcils de mes
interlocuteurs. C’est assez idiot, mais j’ai mis un temps certain à comprendre qu’il ne suffit pas de
dire pour être compris ; ni même de pratiquer a priori la même langue. Cette bizarrerie d’ensemble,
ajoutée à ma peau mate et à mon prénom – Renato – laisse parfois penser que le français n’est pas
ma langue maternelle. Dans ce cas, l’auditoire se montre plus clément, et va même jusqu’à me
trouver un accent.

Image par Wedding Photography Minneapolis de Pixabay


La majorité des gens ne comprennent pas immédiatement le fond de ma pensée, qui n’a
pourtant rien de brillant ni de révolutionnaire, la plupart du temps. C’est que je pense en bouquets –
je suis fleuriste. Je pense en couleurs, en parfums, en harmonies, en essences, en symboles, en
saisons, en volumes, en formes. Par souci de clarté, et désir de m’intégrer autrement qu’en faisant la
potiche, j’ai essayé la pensée claire, directe, simple. J’ai eu l’impression de faire l’amour sur la
banquise sous la surveillance d’un policier allemand. Je n’ai pu soutenir l’effort bien longtemps.
Autant le dire : je suis « lourd ». Échanger avec moi – passées les politesses d’usage – dépasse le supportable au bout d’une trentaine de minutes. C’est comme regarder un film suédois en V.O. Avec un sous-titre trop petit, blanc sur fond de neige : ça fatigue, on ne comprend rien malgré l’effort fourni, et on finit par laisser tomber. J’ai lassé et bien malgré moi, des gens qui semblaient m’apprécier, et que j’appréciais aussi. Lassés de mes pensées en chou-fleur, et de mes histoires de cocus, ils finissaient même par m’accuser de sous-entendre alors que pour une fois, je ne sous-entendais rien… Ah, j’en ai fini, des soirées, seul, près du buffet, ou sur la terrasse, fumant d’un air pensif sous les étoiles…


C’est d’ailleurs un de ces soirs de solitude, qu’une rousse aux petits seins est venue me parler de son
mémoire de recherche sur les hommes qui exercent des métiers de femme. A dire vrai, je m’en
contrefoutais, mais elle avait vingt ans, elle était jolie, et comme je ne m’encombre pas des
scrupules de certains autres quarantenaires, je décidais de lui plaire. Et me taisais. Rendez-vous fut
pris pour le lendemain après-midi dans ma boutique. Comme je l’espérais coquine, j’avais dégagé
l’un des deux grands plans de travail sur lequel j’assemblais les bouquets. Elle vint. Je regardais
avec envie sa croupe, ses yeux verts et sa bouche, et répondais d’une voix monocorde à ses
questions. Je ne compris pas d’abord l’insistance avec laquelle elle répétait mon prénom. J’espérais
une allusion grivoise, une invitation. Mais comme elle insistait aussi sur mon célibat sans enfant, et
sur le fait que je sois non seulement fleuriste mais aussi antiquaire, je compris qu’elle attendait de
moi que je confirme sa thèse : tous pédés. Sur ce point-là, je n’ai pu lui donner satisfaction.


Cela n’a pas résolu mon problème de communication avec mes semblables. Je décidais de
prendre le cocu par les cornes, et m’installais tous les matins pendant une heure sur la terrasse du
café en face ma boutique. Je découvris ainsi l’existence de La Cage aux folles, et que j’étais connu
sans l’être, puisqu’on pouvait être assis à coté de moi sans le savoir, comme Renato-fleuristeantiquaire-probablement-gay . Je me dis que j’avais bien fait de ne pas écouter ma mère, qui
suggérait pour enseigne ‘Chez Renato’ .

Image par Quang Nguyen vinh de Pixabay


Dès qu’à une table voisine la conversation dépassait trente minutes, je tendais l’oreille. Par quel
miracle il ou elle parvenait à tenir en haleine son interlocuteur? Les femmes, qui en avaient,
parlaient beaucoup de leurs enfants ; jusqu’à énumérer le menu de la cantine, la fréquence des cacas
et des tétées en cas de nourrisson. Je découvris d’ailleurs un patois spécifique : mère devenait
« maman », père « papa », selle « caca », enfant « bébé ». Maman papa bébé caca. Pipi. Et
visiblement, plus de nana ni de zizi… Je découvris également une pratique surprenante, le
« cododo » – le « dacaca » n’existe pas. Le père, pardon le papa, dormait sur le canapé, laissant le lit
à maman et bébé, parce que « c’était plus possible ». J’ai été tenté de demander si un bébé pouvait
ronfler si fort, mais je me suis abstenu. Je devais être discret. Tout de même, je m’interrogeais : pour
être mère, en est-on moins femme ? Être femme désirante et désirable, n’était-ce qu’une phase
obligatoire pour trouver un mâle avec lequel procréer ? Ne sont-elles pas la première usine à
machos ? Oui, oui, bon, c’est facile, vous allez dire que j’ai tout pompé à Tony Duvert. Fichu
prénom…


J’ai découvert aussi que certains étudiants considéraient qu’avoir une bourse c’était être « payé à rien
foutre », et que c’était « cool ». Les notions de « juste » et « injuste » revenaient souvent également.
J’aurais voulu leur demander s’il ne serait pas plus juste d’établir un système de bourse au mérite.
Mais j’étais un peu vieux pour ce genre de débat. Et pour y avoir une quelconque légitimité, il aurait
fallu que j’avoue ce que tout le monde a oublié : pour faire plaisir à ma mère, j’ai passé des années
sur les bancs de la fac. Et ce n’est qu’une fois pharmacien, que j’ai fait mon coming out: fleuriste antiquaire ou rien. Nos voisins fleuristes, un couple d’anciens résistants, m’avaient clandestinement , patiemment et passionnément transmis leur art du bouquet pendant des années. Meilleurs ouvriers
de France et du cotés des opprimés, ils m’ont transmis l’art du bouquet qui « dit quelque chose ». Ils
n’ont fait qu’aggraver mon penchant à l’hermétisme. Quel dommage qu’ils soient déjà morts. Leur
boutique que j’occupe aujourd’hui, paraît vide. Et moi, je me sens parfois bien seul.


Certains autres arrivent à parler de ce qu’ils sont entrain de faire, ils se commentent comme un
match de foot. Une barquette de kebab « dégueulasse » ou des « ptits macarons trop bons » peut
nourrir un échange de plus de vingt minutes. Pour briller en soirée, je me suis mis à lire des livres
d’oenologie et des recettes de sushis. Mais le cœur n’y était pas.


Les collègues, autre vaste sujet. Comme je n’en n’ai pas, et m’en porte très bien, je n’avais rien à en
dire. Les conquêtes amoureuses, le couple. Comme je ne multiplie pas les premières, ne sachant pas
séduire autrement que par le hasard, et victime des préjugés, je n’avais pas de quoi me vanter. Quant
au couple… Mon grand amour m’a laissé pour un blond musculeux et cadre administratif il y a près
de dix ans ; et depuis, j’ai un chat.
Il fallait se rendre à l’évidence. Non seulement j’étais incompréhensible, ennuyeux, mais aussi
socialement inadapté. Que faire ?

Image par capsulecosplay de Pixabay


Je suis retourné à mes bouquets, je me suis à nouveau tu en soirée, et j’ai fait savoir que je
n’étais pas gay. Tout ce que je ne dis pas, j’en fait des nouvelles ; et parfois, il arrive qu’une
connaissance me recommande tel feuillet dans tel magazine, avec un air de dame patronnesse qui
apporte la littérature aux ouvriers indigents – « Fleuriste, c’est un CAP, c’est ça ? Mmmh mhh… Vos
roses sont magnifiques, j’adore ! ». Je pousse parfois le vice jusqu’à demander une étude de texte
approfondie, un avis général, que j’écoute d’un air candide et attentif. Plus la dame patronnesse se
sent investie de sa mission, plus elle trouve dans mon écriture des sens cachés et des sous-entendus
que je n’y avais pas glissés. C’est merveilleux. Nous sommes enfin sur un pied d’égalité.


Moralité : la grenade ne doit pas faire le paon.

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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