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Nouvelle - Camille

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Un grondement sourd de chat vexé, suivi par un clapotis muet, en bas, à gauche. Encore, encore. Puis rien. Attente inquiète et sourire crispé. Une grosse bulle de gaz, prisonnière d’un substrat graisseux, qui remonte lentement, lentement comme l’air dans l’huile. Tension soudaine, aiguë, façon corde de violon excitée. Épicentre : fosse iliaque droite. Une froideur moite entre les omoplates qui déclenche une aspiration par la bouche un peu forte, dissimulée dans un sourire. Démarche concentrée craignant d’être ébrieuse. Des yeux brillant d’un éclat remarquable, que dans le doute, on peut imputer encore aussi bien à une fièvre qu’à la jeunesse. Nuit d’été.

«Putain, et si je me chiais dessus ?»


Il est des situations où la meilleure éducation de la Terre et la plus délicieuse politesse n’ont plus cours. Ainsi les querelles intestines ont-elles parfois de funestes conséquences sur la pensée, restreignent l’horizon à la porte, déjà lointaine, portant un pictogramme sur fond doré. Le prix à payer pour quelques verres d’eau du robinet, quelques crevettes et crudités, est élevé pour un système digestif non accoutumé. J’aurais du… Si j’avais su… Sourire maladroit.


Comment refuser pourtant l’invitation à un apéro-dîner de Martha Auber ? Pour un jeune présomptueux qui se pique d’apprécier le jazz, en n’y connaissant rien, et qui, par un hasard incroyable, avait eu la chance de croiser la contrebassiste quelques mois plus tôt dans son patelin, blanc et petit-bourgeois, à des milliers de kilomètres d’Haïti, c’était impensable. L’occasion de la voir, de lui parler, ne se présenterait peut-être jamais plus. Elle avait parlé d’un verre, avec quelques autres personnes.

Une espèce de vernissage, où tout le monde se sourit poliment, tout en éclusant le plus de coupes possibles, la main sur le plateau de petits fours. Enfin, c’est ce que Camille, le boyau en transe, la cervelle en feu, avait imaginé. Ce genre d’exercice l’amusait assez, pour la fatuité et la vacuité des propos qui y sont tenus, par des gens très riches qui oublient parfois même de regarder les œuvres exposées, ou s’extasient devant une crotte de mammouth fossilisée sous cloche de verre de Murano. C’est fou comme les jeunes gens de province belge, avec vernis culturel, ont tendance à l’ethnocentrisme…

Image par PixelAnarchy de Pixabay


« Venez, je vous présenterai Lyonel Bambe !»


Un vernissage, même sans tableaux, aux cotés de deux grands musiciens. Ils avaient l’âge ou quasi d’être ses parents, mais Camille avait toujours eu des amis de l’âge de ces deux-là ; tous ceux qui étaient plus jeunes le trouvaient désespérant, et ceux de sont âge, simplement « chiant ».

Par la taille, l’allure, le vêtement, le parler bougon et caustique, Lyonel Bambe – c’était troublant – ressemblait au père adoptif de Camille. Martha, charmante et drôle, conduisait une vieille Diane déglinguée. Glougloutant et gazeux, drogué de divers remèdes sensés secourir les touristes imprudents, Camille était aux anges. La tempe sur la fenêtre grande ouverte, il aspirait profondément l’air fleuri et anti-hémétique que la conduite sportive de Matha projetait dans ses narines, qui faisait danser la robe de voile du pilote, et agitait si bien son chèche beige, qu’il s’imaginait roulant en Bugatti. Proche de l’extase, il se dit « J’ai pris le maquis. Le maquis de l’âme. »


« Ça al ‘air dégueulasse, ce que vous buvez !»

Elle avait raison. La potion sans alcool au coloris étrange était trop sucrée, écœurante comme les monologues narcissiques des filles un peu laides et un peu bêtes devant leur miroir, sûres pourtant de leur beauté, puisque vous passez plein d’idées les voir le soir après le dîner. Mais l’heure n’était pas à la badinerie. Ici, Martha était la star de la soirée, et tous les gens considérables en costume-cravate en présence venaient lui serrer chaleureusement la main, puis serraient celle de Lyonel qu’elles connaissaient au moins de nom, puis celle de Camille quand elles comprenaient qu’il était venu avec les deux précédents, sans être le chauffeur. Qui était d’ailleurs ce jeune Blanc, mal fagoté, fiévreux et gauche ? Son nom imprononçable ne disait rien à personne, ni son allure, aussi lui souriait-on poliment, en coulant un regard en coin étonné vers Martha, qui avait l’art de ramener toujours des personnes imprévues autant qu’improbables. Journaliste. Mhhh. Belge… Mmmh…


En bas, à gauche. Une décharge électrique dans la vase intérieure, sous le nombril. Camille s’accroche à son verre de potion comme à une rampe. Il échange quelques plaisanteries avec Lyonel pour faire diversion.

Il faut serrer des mains. Camille, malgré tout, maîtrise assez bien l’art du sourire commercial, qui dissimule tout conflit intérieur. Un Blanc respectable paraît, suivi d’une nuée de photographes. Martha et Lyonel lui serrent la main avec respect. Photographies. L’homme respectable tend la main à Camille, qui sans savoir qui il est, rougit presque, en s’engueulant intérieurement d’être aussi niais pour son âge. Cette poignée de main a quelque chose de séduisant pour les photographes, alors comme par instinct, les deux hommes la prolongent. Cela leur laisse le temps de se regarder dans les yeux, d’échanger quelques mots. Camille se rend compte qu’ils posent tous les deux, sourire élégant, tenue du buste, presque sur la même ligne plutôt que vraiment en face, facilitant le travail des photographes. Cette voix… L’homme a les yeux bleus, perçants, malicieux. Cette voix, entendue, déjà, à la radio… Camille entend son cœur battre au niveau de ses tempes. Il coule un regard vers le badge que l’homme porte sur sa veste – comme tous les invités – lit le nom, s’ordonne de rester impassible, pense à son badge de pièce rapportée écrit à la main, avec une faute. Sourire maladroit. Photographies.

Image par Antony Trivet de Pixabay

Mais voici que l’assemblée élégante se dirige à l’intérieur d’une salle, où de longues tables sont dressées. Les deux musiciens, avec les huiles les plus considérables de la soirée, sont assis à la table d’honneur, juchée sur une estrade, face à l’assemblée. Que faire du petit Blanc de compagnie de Martha ? Un instant Camille cherche comment s’échapper de cet endroit discrètement, en passant par la case « toilettes », pour trouver un taxi jusqu’à l’hôtel. Personne ne le remarquera… Si je prends le couloir, là… Je vais arriver vers le parking…

Martha le rattrape au vol, glisse sa main doucement autour de son bras – « Venez, je vais vous confier à Joao, qui est lui-même journaliste.» – et l’impose à la tablée la plus proche de l’estrade. La tablée semble assez sympathique, et accoutumée sûrement aux fantaisies de Martha. Camille y est accueilli comme un sac à main précieux sur lequel on promet de garder un œil bienveillant. Sur sa chaise rembourrée, il a soudain l’impression d’avoir dix ans, sourit maladroitement, fait quelques plaisanteries qui amusent la table, comme on s’amuse sincèrement des propos irrévérencieux des enfants.

Martha trône sur l’estrade, à coté de Lyonel, et sa voix dans le micro, qu’il sent presque sur sa nuque, indique à Camille qu’elle est juste derrière lui, un peu plus haut. Il se demande si, à cette distance, on peut voir encore la tache sombre à la base de sa nuque, ou si elle est déjà perdue dans ses cheveux. A sa gauche, un homme aux cheveux blancs lui demande gentiment à quoi il occupe ses journées. Comme l’homme a l’air sympathique, Camille se laisse aller à expliquer qu’il est en effet journaliste, mais aussi auteur de pièces radiophoniques, et lui-même musicien, modestement, et le dimanche, certes. L’homme est amusé, plus encore par la demande « Et vous ? » de Camille, qui montre à quel point il ignore tout des agapes où il se trouve. « Je suis l’Ambassadeur de France à la Havane. », répond simplement l’homme aux cheveux blanc. « Ah… » fait Camille, un peu gêné, avec un sourire. Cet embarras lui assure définitivement la sympathie de l’homme à cheveux blancs. « Ma femme est là, à la table d’honneur, à gauche de Martha. Voulez-vous un peu d’eau ? » « Ah… Oui, merci. » Sourires.

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Un discours.

Entrées. Vin.

Camille mâche du pain d’un air absent, contient sa respiration et se sent transpirer de douleur. Il se demande si dans son cas, il arrive qu’un intestin éclate. Il est livide. A sa droite, Joao, auquel on l’a donné en nourrice, l’inspecte. Se sentant ridicule, soucieux de ne pas faire trop honte à Martha, Camille happe une gorgée d’eau pour se donner du courage, puis : « Joao, pour quel média travaillez-vous ? » Par quelques questions, il entraîne Joao a dérouler sa vie, toujours plus intéressante que la sienne, et qu’il craint de devoir à nouveau raconter. Un spasme. Une gorgée d’eau. Un sourire. Une question.

Un nouveau discours. La parole est à la femme de l’ambassadeur.

Applaudissements.
La table échange au sujet de ce qui vient d’être dit. Camille voit que tous se connaissent, et se sent d’autant plus ridicule et souffreteux. Il écoute malgré tout avec grand intérêt ce qui se dit. Le monsieur du bout de la table est le directeur d’un grand festival de jazz. Si l’expression « radio étudiante » n’avait pas suscité un sourire attendri chez l’ambassadeur, Camille aurait volontiers questionné le directeur sur la programmation à venir, en expliquant qu’il proposait une émission de jazz. Maintenant, il n’oserait plus.

Un diaporama.

Un projet monté par les étudiants d’une business school : des concerts de jazz à l’hôpital. Projet grandement soutenu par le Club d’investisseurs qui organise la soirée. Un spasme. Camille refrène un gémissement. Il comprend pourquoi les rares jeunes gens de l’assemblée sont eux aussi en costume ou robe de soirée. Ses yeux se perdent sur la chevelure sombre d’une étudiante, donc, en robe de satin bleu nuit. Il suit des yeux la ligne dorée de sa peau, du cou à l’épaule. Il a froid en regardant ce dos qui s’expose à la table de derrière, signe de fièvre… Puis il croise son propre reflet dans la fenêtre. Chevelure hirsute, pull bleu marine d’élève de lycée catholique. Teint have. Haussement de sourcil. Sex appeal proche de zéro. Rire discret. Spasme. Il lève les yeux vers son verre, et croise le regard de la dame brune, assise en face de lui. Il rougit. Il lui a serré la main tout à l’heure. Son mari est assis à la table d’honneur, de l’autre coté de l’homme aux yeux bleus qui préside. Elle lui adresse un sourire gentil. Elle parle très doucement. Camille peine à l’entendre. Elle répète. Camille répond. Elle lui demande si il est fatigué. Il est ému par cette figure maternelle. Il voudrait dire : « Madame, j’ai l’impression d’être dans un aquarium, ivre, je suis ridicule, plein de gaz, je me sens comme un colis piégé abritant un petit Viet Nam dans ses intestins, j’ai envie de chier, de péter, je transpire au milieu de gens élégants et intéressants, j’ai l’air d’un parfait crétin, pourtant je vous assure que j’ai lu tous les auteurs dont vous avez parlé. Je sais que la dame au bout de la table est la femme du pianiste assis là-bas à côté de votre mari, et qu’elle me regarde avec des gros yeux parcequ’elle trouve insultant que celui qu’elle prend pour le gigolo de Martha, dont le mari est à Londres, se retrouve à la table des respectables époux et épouses. Elle est grosse, moche, elle confond mécénat et sponsoring, je sais qu’elle vous agace à la façon dont vous remuez les sourcils quand elle parle, alors merci à vous d’être là, élégante et discrète, bienveillante, remarquable… » Mais sachant qu’il n’aurait pas assez de souffle, après un regard fiévreux et télépathique, il dit simplement : « J’ai eu l’imprudence de boire l’eau du robinet…» Ce disant, dans son dos il entend Martha qui parle de mutilations sexuelles féminines, de tradition, de reconstruction chirurgicale… Question de la gentille dame brune sur son état de santé. Martha n’en finit plus de parler de clitoris en arrière-plan. Camille croise le regard noir de la grosse dame au bout de la table. Il s’affaisse un peu plus sur sa chaise, traversé par un spasme, rougit de gène, de colère et de douleur à n’en plus finir, répond malgré tout à la dame en face de lui, avant d’être pris d’un rire nerveux, voyant que la grosse dame ressemble à un bouledogue, depuis que Martha a dit « mon mari », et qu’elle pourrait se mettre à baver si elle le répétait encore. Il rit. Tout est trop absurde, raté, comique. Il tente de réprimer ce rire, et s’en tient le ventre.

« Vous voulez du coca ? Je vous demande du coca !»

La dame brune lui fait servir du coca d’autorité, remède souverain contre les maux de ventre. Camille lui adresse un sourire reconnaissant. A sa gauche, l’ambassadeur y va de son anecdote de troubles du transit personnelle, au cours d’un voyage à Madagascar. Joao assure qu’il ne faut pas boire l’eau du robinet, surtout quand il pleut beaucoup, même pour les gens du coin, c’est fatal… La dame brune en face assure que les troubles du transit sont tellement fréquent chez tout le monde ici, qu’ils n’y font même plus attention, ça leur semble juste normal. Le directeur du festival de jazz préconise le Colicalm. Tous acquiescent. « J’en prends toujours une boite, où que j’aille. », dit l’ambassadeur. « C’est vraiment le seul médicament efficace. », conclut la dame brune d’en face, au nez et au double-menton du bouledogue, qui ne sait plus où donner de l’œil noir.
L’espace d’une seconde, Camille se sent un peu comme Dreyfus réhabilité. Inquiet, soudain, il questionne les beaux esprits qui l’entourent : « Et si j’en mourrais ? » Rires.

Image par Julia Mastritsch de Pixabay

Applaudissements

Martha vient chercher le sac à main ébouriffé. On le lui remet en lui recommandant de le rapporter rapidement à son hôtel, ce pauvre petit. Le trajet jusqu’à l’hôtel, dans la Diane pourrie de Martha est flou comme un songe, Camille se souvient juste de la robe trop grande de Martha, et qu’il avait eu envie de lui faire remarquer qu’elle était trop grande, mais la grosse dame était montée à bord de la Diane pourrie aussi, et elle aurait sûrement conclu que ce petit malotru n’avait pas les yeux dans sa poche de jean troué. Alors, il n’a rien dit, il a juste été triste de ne pas pouvoir dire merci à Martha pour cette soirée étrange, qui résumait tellement notre condition humaine, ridicule et vaine ; qu’il avait été heureux d’être une paire d’yeux et d’oreilles dans son univers, qu’il aimait voir l’envers du décor, qu’il était peut-être entrain de se transformer en dahu ou en caribou, et que de ce fait, il serait difficile de venir à un de ses prochains concerts, et que s’ils ne se revoyaient plus jamais, il l’écouterait, à la radio… Mais il a juste dit au revoir d’un air bête et à regret à Martha, et à Lyonel, et de manière obséquieuse à la dame et à son mari, qui en fut contente et lui étonné.

Son voisin de chambre était couché avec un livre. « Alors ? », demande-t-il curieux à Camille, couché à plat ventre tout habillé sur son lit. « On est dans la merde. Jusqu’au cou. Alors, il faut rigoler. »

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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