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Nouvelle - ALPHA

Cette nouvelle a reçu le prix Rock Attitude de Radio Béton



Bureau obscur et très secret, dans un lieu insoupçonné du commun des mortels. Il y a
plusieurs écrans immenses ; des post it sur toutes les surfaces qui s’y prêtent, couverts d’annotations
incompréhensibles, dans une écriture porcine. S’échappant d’un ipod sur enceinte, son léger et
compressé : La Belle Hélène d’Offenbach. Le Colonel lape son café deux ou trois fois, en aspire la
mousse d’un mouvement de lèvres sonore, puis d’un air satisfait, se tourne vers Maxwell :
− Aucune chance.
− Je vous trouve bien catégorique !
La tasse vient de se poser sur le bureau. Maxwell, que ces succions caféières dégoutent, avait
détourné le regard. Au bruit de porcelaine sur le plateau de verre, il tourne à nouveau son fauteuil
vers le Colonel, d’un mouvement de pied lent et calculé. Le Colonel renifle d’un air sûr de lui, et
poursuit :
− Vous pouvez élever le potentiel autant que vous voudrez, avec les tares Alpha et S4, aucune
chance d’émergence du clone.
− Il y a de nombreux contre – exemples, avec S4 !
Le combat de coqs est engagé. Resté debout, le Colonel toise Maxwell, qui semble engoncé dans
son fauteuil de bureau en cuir. Assis, Maxwell toise le Colonel, qui semble engoncé dans son
uniforme. Plissant légèrement les yeux, tandis que Maxwell remonte ses lunettes d’un index décidé,
le Colonel poursuit :
− Bien sûr… Trouvez-moi ne serait-ce qu’un exemple pertinent de sujet qui, cumulant Alpha et
S4…
− Je suis sûr que c’est possible.
− … sans aucun auxiliaire Bêta, a émergé…
− C’est toujours possible !
− …grâce à son unique potentiel, de façon totale et durable.
− Faisons l’expérience !
Tous deux dissimulent tant bien que mal le plaisir et l’amusement que cette perspective leur laisse
espérer. Maxwell replace soigneusement sa mèche de cheveux roux. Le Colonel voit à juste titre un
affront à son crâne dégarni dans ce geste apparemment anodin. Il émet un claquement de langue,
auquel répond un grincement de fauteuil.
− Vous aimez perdre à ce point ? Pourquoi pas, ça peut être amusant. Je gagne, vous arrêtez de
m’emmerder avec l’arrosage de mon terrain de golf avec la réserve d’eau potable. Vous
gagnez : vous aurez cette satisfaction au moins une fois dans votre vie.
− Vous êtes trop bon, Colonel.
− Je vous laisse chercher les hôtes idéals, mon cher Maxwell.
Du bout des pieds, Maxwell se fait rouler jusqu’à l’écran le plus proche :
− La base de données recense toutes les demandes d’insémination artificielle à l’échelle de
l’Union Européenne ; on peut trier directement tous les S4. Et on se charge de leur fourguer
un embryon Alpha HP.
Le Colonel, prenant appui sur sa canne, se dandine jusqu’à l’écran, et s’arrête à coté du fauteuil
auquel il s’accoude :
− Prenons plutôt un S4/2 ou S4/1 ; avec un S4/4, ce n’est pas amusant.
− Bon, on part donc sur un S4 léger à moyen, et on évacue les S4 lourds. Un pays de
prédilection ?
− On va prendre le plus banal : France, ville de taille moyenne.
− J’ai un profil correspondant à Tours, au centre du pays.
− Vous avez le profil des deux hôtes potentiels ?
− Oui.

Avec la mine réjouie de deux adolescentes faisant les soldes en ligne, Maxwell et le Colonel
consultent les fiches transmises par les informateurs.

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CODE . La Gloire de mon père.
Hôte Bêta.S4-2
Taille moyenne, corpulence moyenne. Yeux gris, cheveux châtain foncé. Forte myopie.
Enfant non désiré, il a failli être vendu à sa naissance à un riche couple de commerçants juifs stérile,
qui louaient un fond de commerce à ses parents. A passé toute son enfance en pension chez des
religieuses. Ancien de l’Armée de Terre. Plusieurs années au Tchad. Orthographe et culture générale
indigentes, recalé quatre fois au baccalauréat. S’est engagé à l’issue de son service militaire ; puis a
quitté l’armée suite au décès de son grand-père maternel, l’héritage lui a permis de monter un bureau
d’études, dont la compétence est difficile à déterminer. Il s’en sert vraisemblablement pour détourner
de l’argent. A fait plusieurs fois le coup de l’insolvabilité. Militant d’un parti d’extrême droite et
directeur d’une chasse de parvenus. Misogyne, coureur de jupons et raciste. Haine particulière pour
les Maghrébins et les personnes à la peau noire. Fort mépris pour la classe ouvrière -se considère
comme appartenant à la classe des patrons – et les « intellectuels ». Nombreuses arrestations pour
conduite en état d’ivresse, et excès de vitesse. Son amitié avec le préfet lui permet jusqu’à présent
d’échapper à toute condamnation. Dépourvu de conscience morale, d’empathie. Humour
exclusivement ordurier, raciste, à connotation sexuelle. Pas de second degré, inaptitude au
raisonnement par l’absurde, difficultés à l’abstraction. Prend plaisir à humilier et maltraiter plus
faible que lui. Obséquieux avec toute personne qu’il identifie comme un supérieur hiérarchique.
Aime excessivement l’ordre et l’hygiène. Se croit au-dessus de toute loi, règle, ou règlement. Aime
l’argent qu’il considère comme le pouvoir absolu et un but en soi. Aime le tape-à-l’oeil, phases
d’humeur haute où il dépense des sommes colossales pour des objets qu’il abandonne par la suite.
Considère les femmes comme des objets au service des désirs et des besoins masculins. A engrossé
plusieurs de ses maîtresses, dont la secrétaire du bureau d’études, la charcutière du quartier, la
femme d’un de ses employés. Ont toutes avorté en découvrant qu’aucune reconnaissance de
paternité ne serait possible, ni vie de couple. Une pourtant, plus tenace que les autres, a déjà mis au
monde un fils non reconnu ; c’est elle qui fait la demande d’insémination.

CODE . Le Château de ma mère
Hôte Alpha.Tare Alpha.S4-2.
Taille moyenne, surpoids moyen, yeux marron, cheveux châtain foncé. Légère myopie.
Femme ayant une quasi anovulation ; a eu recours au service de procréation assistée pour sa
première grossesse. Elle était volontaire pour prendre un traitement novateur dopant la fertilité.
Convaincue qu’un deuxième enfant ferait naître chez le père du premier un sentiment de paternité ;
prête à tout pour avoir ce deuxième enfant, y compris l’insémination artificielle, y compris mentir
sur le fait que le père n’a vu son fils que deux fois depuis sa naissance, y compris demander une
mutation du Sud de la France où elle a son réseau familial pour « rapprochement familial ».
Secrétaire dans un service public. Vie sociale pauvre, peu d’intérêt pour la vie culturelle et les
sorties, bien qu’elle se plaise à se dire « littéraire », qu’elle a étudié le Latin pendant sept ans, ainsi
que le Russe. Orthographe, grammaire et syntaxe excellentes. Un certain humour. Trouve
l’abstraction ennuyeuse et pédante. Souhaite exclusivement un deuxième garçon. Comportement
puéril, humeur changeante, capricieuse. Rêve de grandeur (Scarlett O’Hara), survalorise la beauté
féminine. Futile et superficielle. Minaude beaucoup, aime les tenues voyantes et les accessoires.
Extrêmement narcissique, bien que d’un physique quelconque. Se complaît dans des rôles de
victime innocente, se plaint à tout propos. Thème familial : se définit comme un enfant non désiré
« ils me voulaient pas » – qui a toujours manqué d’amour, à laquelle sa mère a toujours préféré son
frère cadet. Thème scolaire : était la plus jeune de sa classe à l’école et mise à l’écart. Thème social :
rejetée par tous en tant que fille-mère. Toutes ces rêveries mélancoliques sont très théâtralisées, très
excessives, voire fausses. Adepte des plans sur la comète et d’une secte. Est son principal centre
d’intérêt et sujet de conversation. Mesquine et jalouse. Volontiers médisante et de mauvaise foi.
Naïve, impressionnable et crédule ; s’est fait arnaquer à plusieurs reprises. Versant dépressif,
revendique beaucoup, mais cède facilement. Forte inertie, agressivité passive.


Le Colonel ronronne intérieurement. Maxwell oscille de droite à gauche dans son fauteuil.
− Bon, je crois qu’on tient le haut du panier. Pas besoin de chercher plus loin. Vous me faites
un embryon tare Alpha – HP ; pour le labo, c’est XX – 140. Précisez-leur , la dernière fois
ces abrutis ont interprété « tare Alpha » par XXX. Quant à HP, ils vont nous pondre un
schizo, ou se demander si l’imprimante est en panne… Alors qu’ils clonent des neurones à
longueur de journée… Quelle bande de branques !
Impassible, Maxwell poursuit :
− Entendu, Colonel. Pensez-vous à d’autres caractéristiques ?
− Déjà, avec une chatte et un cerveau fonctionnel, notre clone va en chier. Mais après tout,
amusons-nous un peu… Tiens, collez-lui des yeux verts et des cheveux roux.
Maxwell fait mine de ne pas relever cette perfide allusion à sa chevelure cuivrée. Après tout, c’est
de bonne guerre, un partout, pour les cheveux.
− Vous y allez fort, là, quand même… ça fait vraiment fille du facteur…
− Où est le problème ? Je vous rappelle que vous mettez votre amour-propre à couper que le
clone va s’en sortir à coup sûr, malgré ses chromosomes XX, ses aptitudes exceptionnelles,
dans un environnement familial S4.2…
− C’est vrai… Mémoire auditive? Synesthésie ?
− Allez-y. Montrez-moi la gueule des heureux parents ? (Maxwell clique avec gourmandise
sur les photos )… Ah, oui… Vous pouvez lui mettre des fossettes et des taches de rousseur ?
− Même un grain de beauté sur la fesse gauche, si vous voulez.
− Vous pouvez à coup sur en faire une belle femme ? demande le Colonel, pensant dissimuler
son air égrillard, que Maxwell voit par reflet dans l’écran.
− Non, mais je peux l’exempter de cellulite, ou lui en coller plein.
− Vous ne pouvez pas déterminer sa personnalité ?
− Pas encore. Mais je peux vous garantir que le clone a de fortes chances de présenter un
syndrome dépressif majeur dès son plus jeune âge.
− Un suicide avant l’âge adulte ? Vous voulez vraiment le perdre, ce pari !
Ils pouffent, puis toussotent pour se ressaisir. Maxwell se tient raide comme la Justice dans son
fauteuil, remonte ses lunettes, et poursuit :
− Je parie justement qu’elle ne crèvera pas. Myopie ? Migraine ? Allergie aux œufs, au
gluten ?
− Non, laissez tomber les allergies. Je suppose que la mère ne cuisine pas, et achète des plats
préparés bas de gamme ?
− Oui. On laisse tomber, le clone passera pas la première année, sinon. Et… Un peu
d’exotisme ? demande Maxwell, avec une légère minauderie.
− Je vous vois venir… Non. On tient à éviter l’accident de chasse ou de
la route au père. Merde, il a quand même servi sous les drapeaux ! Cela dit, ça serait
fendard… Et on peut pas mettre juste quelques petites touches ?
− Des yeux bridés ?
− Et de bonnes fesses ! Ils ont quel genre d’ancêtres, nos deux bédoins ?
− Autriche et Grèce pour le père…
− Mmh, Français de souche, hein ?
Maxwell sourit, croque un bonbon au miel, remonte ses lunettes du bout de l’index, et poursuit :
− Et la future maman… Pieds noirs, Pologne, Hongrie.
− Bon, ça va. Y a forcément eu des roukmouts, là-dedans…
− Statistiquement aussi probable qu’un pied bot ou la polio, répond Maxwell, du tac au tac,
dans un sourire acide, croquant doucement.
Cette dernière sortie suscite un étrange sentiment de fierté et d’admiration chez le Colonel, qui
prend appui des deux mains sur sa canne, passe sa langue sur ses lèvres et poursuit :
− Et vous pourrez l’inséminer quand, notre dondon ?
− Mmmh… Voyons, voyons…
Savourant intérieurement cette victoire oratoire, Maxwell se jette en arrière dans son fauteuil qui
couine, prend un air absorbé et pianote sur ses lèvres du bout de ses doigts. Puis :
− Une quinzaine de jours. Pas moins.
− Entendu. Rendez-vous dans quinze jours.

Mimzy – Pixabay

Quinze ans plus tard.
Le Colonel entre dans le bureau de Maxwell ; il est en chaise roulante. Musique de fond : Les
Oiseaux dans la charmille, Contes d’Hoffman. Il fait un signe de tête à Maxwell, roule jusqu’à la
machine à café, choisit une dosette « corsé », lance l’appareil, regarde le liquide brun et fumant
couler dans la petite tasse de porcelaine qui a perdu son anse, hume le nectar. Il roule jusqu’à
Maxwell, tenant la tasse entre deux doigts, actionnant le fauteuil de l’autre main, fait un créneau,
puis lui tend la main sans café. Maxwell saisit cette main, et tournant légèrement son fauteuil :
− Ça fait bien longtemps que je ne vous ai pas vu, cher Colonel. Tout marche comme sur des
roulettes ?
− Bon pied, bon œil, mon cher Maxwell, répond le Colonel, en aspirant exagérément la
mousse du café.
Ayant perdu l’un et l’autre dans une attaque terroriste du laboratoire il y a six ans, Maxwell reconnaît
que le Colonel n’a rien perdu de son talent. Vraiment, il ne rate pas une embuscade. Maxwell
poursuit :
− Donc, Alpha-S4/2 fête aujourd’hui ses 15 ans. Comme prévu, elle est détestée par toute sa
famille, n’a aucun ami de son âge, rêve de se teindre les cheveux, s’ennuie du soir au matin,
ignore tout de ses capacités, puisqu’elle ne peut les développer nulle part. Suicidaire depuis
l’âge de 4 ans, crise d’adolescence à 9. N’a aucun projet d’avenir, car a une conscience aiguë
de ses tares Alpha et S4/2. Nos infiltrés ont évité de justesse plusieurs signalements aux
services sociaux.
− Bon, j’ai plutôt gagné, non ?
− Non, non ! Elle est toujours en vie ! D’ailleurs, vous aviez remarqué que son frère aîné est
blond aux yeux bleus, et parle Russe dans son sommeil ?
− …
− …

! Second degré et humour noir !
Andrey_and_Lesya – Pixabay


Quinze ans plus tard.
Le Colonel apparaît sur un écran géant, derrière le fauteuil légèrement avachi de Maxwell. Musique
de fond : La Folie, dans Platée, de Rameau .
− Alors là, c’est le pompon ! Ne me dites pas que vous n’aviez pas prévu le coup ! Ministre de
l’Enseignement et de la Recherche, chef de file du parti féministe et antimilitariste. Vous
l’avez fait exprès !
Maxwell plisse les yeux, croque un bonbon, sourit légèrement. Il enfonce simultanément les touches
S et C de son clavier, pour faire tourner son fauteuil à 180°C. Face au Colonel – plus chauve que
jamais et bardé de pins dorés – remettant soigneusement sa mèche de cheveux grisonnants, il
répond, d’une voix fluette :
− Non, mais je lisais Cyrulnik aux chiottes à l’époque d’activation de l’embryon… Bon,
maintenant que j’ai gagné, qu’est-ce qu’on fait ?

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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