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Nouvelle : Sunshine

Arc-en-ciel

You are my sunshine, my only sunshine
You make me happy when skies are grey


Elle ne savait pas qu’il jouait du banjo. Il joue bien. Elle regarde sa musculature fine, son torse nu,
ses bras. Il a l’air… habité. Il vacille légèrement. Sa voix semble venir de son ventre, et s’écouler par
sa bouche, se mêlant à la musique. Elle le regarde avec une petite pointe d’orgueil. Il l’a voulue, elle,
près de lui, maintenant.

 » Tu connais Johnny Cash ? « 

 » Non ». Elle minaude, passe ses doigts sur sa nuque à lui. Mon beau Baptiste… Il lui lance un regard bleu. Au lycée, il lui faisait du gringue, c’était fou. Mais elle sortait avec un autre. Alors, rien. Sauf, ce jour où il avait couru après elle dans la rue avec des roses. Mais elle n’avait pas cédé. Peut-être aurait-elle dû ? Non, elle
s’était flattée à l’extrême de ce désir d’elle, mais elle aimait son Blaise ; elle l’avait aimé plus encore
en le sentant jaloux de ces roses qu’il avait jeté par terre. Elle jouissait du regard de loup que Blaise
jetait sur ceux qui s’approchaient trop près de la sirène et de ses gentilles manières aguicheuses. Elle
aimait provoquer chez lui cette angoisse de la perdre, pour s’assurer qu’il lui était bien dévoué et
acquis. Baptiste partit poursuivre des cours d’art dramatique à Brest.
Elle demeura à Angers avec Blaise.
Était-ce de l’amour ? N’en était-ce pas ? Du reste, s’il s’était trouvé un prétendant vraiment plus
avantageux, son hésitation aurait été aussi courte que le permet la décence. Il n’y en eut pas ; ils
s’épousèrent.

You’ll never know dear how much I love you
Please don’t take my sunshine away

Et puis Baptiste est revenu à Angers, comme ça, voir des amis. Et… la voir, elle. Entre temps, elle
s’était mariée, donc, mais… l’idée qu’elle pouvait lui plaire encore, après tant d’années… Elle se
convainquit qu’il avait gardé intacts ses sentiments pour elle. Cela pimentait un peu ses pensées,
flattait sa vanité de femme. Car une fois mariés, et les années passant, la jalousie de Blaise avait
décrue, et lorsqu’il fût embauché dans un cabinet d’avocats prestigieux, le plaisir qu’elle avait à en
informer tout interlocuteur l’avait éteinte, sûr qu’il était désormais qu’elle ne le quitterait plus. Il
s’était même lassé de s’irriter des sourires appuyés de sa femme à ses collaborateurs, et de la façon
dont elle posait sa main sur les avant-bras masculins, lorsqu’elle riait à gorge déployée, rejetant la
tête en arrière. C’était elle, alors, qui avait trouvé son attitude à lui suspecte, et avait pensé qu’il la
trompait.
Baptiste est revenu. Elle accepta donc de le recevoir pour prendre le thé, lorsque son mari serait
absent. En toute amitié, bien sûr. Elle sortit à cette occasion les albums photos. Elle minaudait, l’air
de rien pensait-elle, prenait des pauses, un air éthéré, et observait, discrètement pensait-elle, la
réaction de son invité. Sentant de telles dispositions d’écoute, il avoua une photo à la main, un
tremolo dans la voix, qu’il venait de se séparer de sa compagne, corps et biens, et qu’ils avaient le
chat en garde alternée. Elle l’avait quitté pour un autre.  » Oh… fit-elle, en signe d’empathie, baissant
les yeux, sapant son earl grey, se réjouissant intérieurement de ce qu’elle voulait imaginer comme
un aveu de sentiments refoulés à son égard. Tu reveux du thé ? « 

You are my sunshine, my only sunshine
You make me happy, when skies are grey

« Tu ne te souviens pas, demanda-t-elle, en riant. Ah oui… C’est vrai…  » C’est vrai qu’elle avait été
d’une nullité exemplaire en cours, au lycée, surtout en anglais. Alors, si elle comprenait les paroles
de la chanson…
La théière vide, le soir s’annonçant, ainsi que le mari, il avait pris congé, osant un baiser faussement
timide sur la joue, qu’elle reçu d’un air faussement surpris, avec un sourire faussement candide.
Lorsqu’il revint le lundi suivant, ils s’embrassèrent franchement. Des étoiles dans les yeux, pressant
sa main blanche sur son cœur, il lui dit, ému que si un jour on lui avait dit que… Si il avait su qu’il
pourrait… Elle avait un pourpre d’orgueil aux joues. D’un baiser, voilà qu’elle faisait le bonheur
complet de cet homme, qui depuis des années, se disait-elle, soupirait à sa pensée.
Lorsqu’il revint le mardi suivant, ils couchèrent ensemble. Si un jour on lui avait dit que… Si il avait
su qu’il pourrait…

Lorsque revint le lundi, il quitta Angers pour Brest ; et sur le quai de la gare, ils se déposèrent un
baiser à bout de lèvres.

You’ll never know dear, how much I love you
Please don’t take my sunshine away

Elle avait sur le visage un air de satisfaction qui surprenait bien son mari, mais elle se montrait si
aimable, qu’il n’osa pas demander la raison de cet engouement soudain pour son reflet dans le
miroir. Elle fomenta d’aller à Brest. Elle en informa celui qu’elle se plaisait à considérer comme son
amant, qui ne su dire ni oui avec enthousiasme, ni non avec fermeté, et répondit dans un sourire mou que
cela lui ferait toujours plaisir de la voir, mais qu’il avait quand même beaucoup de travail, alors que
si elle venait, il l’hébergerait avec plaisir, évidemment, mais qu’il serait fort occupé, et disponible
seulement le soir. La pensée des nuits torrides qui l’attendaient à Brest lui fit prendre un billet de
train, et mentir à son mari. Elle dit qu’elle allait retrouver une amie de lycée pour quelques jours.
Il la mena à la gare, et regarda partir le train et sa femme à la mine triomphante. Il resta quelques
instants sur le quai. Il pensa, l’œil sur les rails, à cette conversation entendue par hasard d’une porte
ouverte, entre deux collaborateurs anglophones.
 » Fanny  » ? Sa femme s’appelle  » Fanny  » ? Tu plaisantes ! Impossible. Je te jure, mec. Fanny,
Pussy Bush. Ahaha ! Remarque, ça ne pouvait pas mieux tomber.  » Je vous présente Fanny « , c’est
déjà fait, merci ! Ahaha !
Il fixa le train à l’arrêt devant lui, l’œil vide. Puis rentra. Il sortit une valise du placard, et s’accorda
lui même un séjour amical à quelques rues de là.

The other night dear I dreamt I held you in my arms
But when I woke up up I was mistaken
So I hung my head, and I cried

Ah… Mais alors, tu ne comprends pas les paroles de la chanson ? Elle se glissa derrière lui, feulant
au contact de sa peau nue. Mais si, en gros, disons.  » C’est une chanson d’amour, fit-elle une étincelle
dans le regard. Tu es… mon… rayon de soleil…  » Elle l’embrassa dans le cou. Il se remit à jouer.
Cette nuit-là, il ne put faire l’amour.

Blaise avala sa salive, hésita, puis sonna à une porte verte. Rien. Il sonna une seconde fois. Chaque
pas dans le gravier, de la maison vers la porte, menaçait de faire éclater son cœur. La porte s’ouvrit
sur une petite femme brune, qui regarda Blaise, surprise, puis la valise, et se jeta à son cou.

Le lendemain, en fin d’après-midi, Fanny vint trouver Baptiste à la sortie de son travail, à l’heure
qu’il lui avait annoncée. Il lui proposa une promenade, elle lui prit le bras. Ils arrivèrent enfin à une
fontaine, et s’assirent. Ému, et gauche, et lui dit qu’il n’était pas encore prêt. Takptakptak
takptakptak. Elle gardait un visage impassible, et dissimulait bien son cœur qui cognait des deux
poings contre sa cage thoracique. Comme elle ne disait rien, rassuré, il poursuivit.  » Je ne suis pas
prêt à me lancer dans une nouvelle histoire, c’est trop tôt pour moi, tu vois, je…  » Il se délitait. Elle le
trouva soudain minable. Elle ne voulait rien entendre de plus. Elle dit simplement :  » je prends le
premier train demain matin. »
Cette nuit-là, elle dormit sur le sofa.

Elle arriva en fin de matinée à la porte de Marine, son amie de lycée, qui l’accueillit à bras ouverts.
Elles parlèrent et rirent, et pleurèrent, et chantèrent. Elle se mit soudain, l’air mélancolique, à
fredonner  » iou arre maï seunchaïnn maï eunli seunchaïn..  » Quelle chanson triste, triste et belle lui
dit Marine. Triste ? C’était une chanson triste ? Marine sourit. Ah oui, toi et l’anglais, hein… Oui
c’est l’histoire d’un homme qui pleure la femme qu’il aime éperdument, et qui l’a quitté pour un
autre, et il crève de douleur. Takptakptak takptakptak. Ah, fit-elle, avec un petit rire à peine forcé « .
Cette nuit-là, dans le sofa, elle ne trouva pas le sommeil.

Dans le train pour Angers, à l’abri d’un compartiment aux rideaux tirés, elle put enfin pleurer toute
sa déception, toute sa honte, toute son humiliation. Elle était partie croyant céder au destin, à un
amour supérieur, laissant mari et maison ; elle revenait honteuse, avec la vérité infamante et tue, de
n’avoir été qu’un plan cul.
En traversant la ville, puis en montant les escaliers, elle fut prise d’une immense pitié pour son mari,
elle avait les yeux embués de honte, et se disait qu’à compter de ce jour, elle serait une épouse
modèle. Le passé était le passé. Elle avait eu tort de regarder en arrière. Elle respira profondément,
et ouvrit la porte. Personne dans l’appartement aux rideaux tirés. Takptakptak takptakptak. Le soir
vint.
Cette nuit-là, dans le lit, elle chanta.
 » iou arre maï seunchaïnn maï eunli seunchaïn.. « 

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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