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Nouvelle - Ambre

Dans la vie, il y a deux périodes : la première on attend les catastrophes, la seconde, elles
arrivent. Pour dire les choses précisément, on peut diviser la première partie en :

I.a : la prise de conscience des catastrophes à venir
I.b. : l’anticipation anxieuse des catastrophes à venir.

Et pour une question de fluidité du raisonnement, on peut aussi diviser la seconde partie en :

II.a : la survenue des catastrophes ;
II. b. : l’enlisement.

Il serait de bon ton d’ajouter un III. Du genre « résolution »,un tantinet optimiste, mais si l’optimisme était une qualité utile, il n’y aurait pas tant de déçus qui défilent chez les psychiatres. Pour entrer en I., il est nécessaire de subir un choc initial. Mon entrée en drame personnel s’est faite le jour où j’ai compris qu’en étant une fille, je deviendrai une femme.
J’ai deux grands frères. Pendant les premières années de notre vie commune, nous étions une
meute hurlante de catcheurs-aventuriers-footballeurs-chevaliers aux jeux coûteux en bosses,
souvent boueux. Notre père est militaire, et alors, ce qui l’exaspère par dessus tout, c’est les
gonzesses, parce qu’elles ont toujours un pet de travers, la gueule en biais, leurs sauces ; et que c’est
chichiteux, les gonzesses, et que le mieux c’est quand elles sont à leurs popottes. Dans ces
conditions, évidemment, je ne vois vraiment pas comment j’aurais pu avoir envie d’être une
gonzesse. De toutes façons, j’étais déjà Aigle de Bronze, après Lion d’Or et Cerf d’Argent ; on ne
peut pas tout faire.
Et puis un jour… Le doute.

Image par Cornell Frühauf de Pixabay


Un bel après-midi plein de pluie. Un temps idéal pour le foot-splash. On s’apprêtait à sortir,
et voilà que ma mère me saisit par le bras, et me ramena au salon, où Tante Hélène était venue boire
le thé. J’en avais rien à foutre, moi, du thé ! Les gars ont demandé deux fois « Alors, tu viens ? » ,
puis comme ils ont vu qu’on ne me lâchait pas, ils ont haussé les épaules et sont partis sans moi. Je
passais une partie de l’après-midi derrière la baie vitrée à les regarder jouer, les larmes aux yeux, ne
comprenant pas pourquoi j’étais punie. J’eus le droit de venir m’asseoir boire du thé, et d’ouvrir le
joli cadeau de Tante Hélène. Une tête de poupée sans corps, avec plein de petits machins chichiteux
de toutes les couleurs. Bon, ça pourrait toujours faire une tête réduite pour les explorateurs. Merci,
je peux aller jouer, maintenant ? Mais oui, ma chérie, tu peux jouer à coiffer cette jolie poupée. La
tête réduite avait des cheveux blonds plus longs que les miens. Je peux aller jouer dehors ? Par un
temps pareil, mais tu n’y penses pas, ma chérie ! On est bien mieux au chaud à boire du thé et à
bavarder ! « On » ? Qui ça, « on » ? Une heure se passa, où il ne se passa rien. Sluuurp le thé,
crounch les gâteaux. Je tentais un appel au secours : « Je m’ennuie. » Les deux grosses au teint de
bougie assises sur le sofa levèrent le nez et me scrutèrent. « C’est bientôt l’heure du dîner, de toute
façon, va dire aux garçons de rentrer, et d’aller prendre leur bain. » J’avais bien mérité cette
participation tardive à l’assaut du fort des Viets (la vasque de fleurs au milieu de la pelouse) par le
général Vorcester, le capitaine Adok et le lieutenant Pepsi – qu’on nous pardonne notre peu de
conscience politique de l’époque. Quand le fort fût pris, et que la vasque chut dans un barouf
terrible, les deux bougies apparurent braillantes sur le pas de la porte. Nous avions la mine réjouie
et de la boue jusque dans les cheveux. Mais la bougie mère porta une estocade sournoise à notre
belle entente. Seule, je fus exemptée de la fessée rituelle. « Vous n’avez pas honte ! Entraîner votre
petite sœur dans vos jeux imbéciles ! » J’ignorais le mot « consentante » à l’époque, mais par contre,
je n’ai jamais oublié que je me suis fait traiter, pour la première fois de ma vie, de « planquée », de
« collabo », et pis… de « gonzesse »…


A ce mot, ajouté aux autres, je sentis mon cœur se décrocher et tomber dans mes spartiates,
boueuses comme mes orteils. « Planquée » avait arraché une manche de mon uniforme, « collabo »
avait arraché l’autre, mais « gonzesse » avait emporté toute ma dignité, toute ma foi en un avenir
radieux, et des lendemains qui chantent. « Gonzesse », j’étais donc désignée de ce nom infamant par
ceux que j’avais cru mes semblables, j’entrais dans le lumpen proletariat de l’agir et de la pensée ;
j’allais être confinée, vouée à l’ennui domestique, aux postes de secrétaire qui fait le café. Je devrais
m’efforcer d’être jolie pour que mon mari n’ait pas trop honte de moi, et qu’il reste discret sur ses
fréquentations extraconjugales. Je n’aurais d’autre destin que la bougification. Je me mis à hurler de
tous mes poumons, et ni la pluie ni les fessées ne me firent arrêter. Je me réveillais dans mon lit, et
la première vision horrifiante du reste de ma vie que j’eus, fût une hydre à double tête de bougie,
mais j’avais trop hurlé pour hurler encore. J’étais condamnée. Un jour ou l’autre, tout le monde
verrait que j’avais pour chromosomes XX. J’avais quelques années de sursis avant que la maladie se
déclare à tous. Par chance, j’étais absolument ridicule en robe, avec mes épaules trop larges et mes
genoux en X, mes bras potelés qui rendaient laides toutes les manches courtes, manches ballons,
manches toujours trop serrées qui donnent – normalement – aux petites filles un air de poupées
charmantes. J’avais des pieds très fins, et perdais tout ce qui ressemblait à des ballerines ; on
m’acheta des baskets. J’avais pour cheveux une tignasse filandreuse jamais peignée ; et, lorsque je
passais de la phase édentée à la repousse anarchique de dents qui nécessiteraient des années de soins
dentaires, il fût décidé de ratiboiser ma chevelure hirsute façon coupe au bol, et de me vêtir des
habits devenus trop petits de mes frères.

Image par Dimitris Vetsikas de Pixabay


Ne vous y trompez pas. Pour une mère, avoir un fils laid est embêtant, mais enfin, il reste
toujours son fils, et puis, il y a toujours espoir qu’il soit doué à l’école, en sport ou en musique, qu’il
réussisse socialement, ce qui lui permettra toujours d’être aimé au moins d’une femme laide, et si sa
réussite matérielle est honorable, il pourra même en trouver une jolie. Et s’il est pédé, eh bien… il
aura au moins une excuse. Mais une petite fille laide… Pour une mère, c’est un échec personnel.
Imaginez les réunions de famille, ou les sorties d’école où tout le monde s’extasie sur la beauté des
petites en robe, rubans dans les cheveux, sourires candides ; et qu’au milieu, il se trouve un gros
pigeon boudiné dans une robe rose bonbon. Il est plus digne pour la malheureuse mère de ne surtout
pas attirer l’attention sur sa fille qui est… différente. Si elle s’obstinait, cela délierait les mauvaises
langues. Les plaisanteries sont faciles, en pareil cas. Donc, il est toujours préférable de cacher les
disgrâces physiques de l’enfant, et d’ailleurs, de la cacher le plus possible. Tous les bons manuels de
savoir-vivre vous le diront. Si elle est sage et docile, ça sera simple. Elle aura vite compris qu’une
femme laide n’a pas sa place sur le devant de la scène. Si elle ne l’est pas, il faudra lui dire qu’il n’est
vraiment pas dans son intérêt de se faire remarquer. Ni d’être insolente, ni d’être capricieuse, ni
d’être exigeante avec les hommes : ces plaisirs sont réservés aux plus jolies. Il faut encourager les
jeunes filles laides à l’étude ; les pauvres, elles n’auront pas beaucoup d’autres plaisirs dans leur
jeunesse. Il est bien évident qu’étant femmes, et laides en plus, elles auront encore moins de chances
qu’une femme jolie et élégante de réussir une quelconque carrière. Mais si elles finissaient vieilles filles, elles pourront toujours se consoler en lisant.


Ces préceptes délicieux m’assurèrent quelques années de tranquillité, en habit de garçon, enfermée
avec des livres. J’ai lutté de toutes mes forces, mais j’ai fini un jour par avoir la forme d’une femme.
Je commençais à me faire traiter de sale gouine, donc il a bien fallu que je modifie ma garde-robe.
Je suis devenue la moche sympa, habillée comme une vieille (le fond de placard de ma mère), mais
sur qui on peut copier pendant les devoirs. Un bon compromis. Je n’étais jamais invitée aux booms
piscine d’ados bourrés au panaché, mais au moins, personne ne me tapait dessus. Et puis, rien
d’extraordinaire n’est arrivé. Je n’ai pas pu user de mes charmes au moment où cela aurait été utile,
et j’ai vu des postes pour lesquels j’avais toutes les compétences être attribués à des idiotes à gros
seins qui auraient atteint le sommet de leurs compétences comme standardistes. Malgré tout, les
hommes pardonnent plus facilement à une femme laide d’être intelligente. Pour eux, c’est comme un
lot de consolation : quand on n’est pas « baisable », on peut toujours être instruite. Par contre, ils ne
pardonnent jamais à une femme belle d’être intelligente, surtout si elle sait qu’elle est plus
compétente qu’eux, et que ses compétences seules lui permettraient d’être leur supérieure
hiérarchique sans passer par la case culbute. Dans ce cas là, ils se déchaînent. J’en ai vu plus d’une
partir en miettes. Le seul conseil que j’ai pu leur donner, c’est de ne jamais dépasser le bac+3 sur
leur CV, de rire à toutes les blagues, et de demander dans quelle équipe joue Almodovar, même si
elles ont fait une thèse sur ses films. Un jour, l’une d’elles m’a annoncé qu’elle avait été nommée
adjointe de direction grâce à mes conseils, et qu’elle avait arrêté la dentelle noire et le liner le jour
où elle avait signé son CDI.


Les belles idiotes, les moches idiotes et les moches résignées ne changeront pas le monde. Les
révolutions de femmes finissent mal, Olympe de Gouges pourrait en témoigner. Donc, il ne reste
plus qu’aux moches révoltées et aux belles qui ont aussi un cerveaux à détourner les règles du jeu.
Lutte longue, souterraine et virale, comme des milliers de XX qui viendraient brouiller le système,
sans bruit, sans cris mais sûrement.
Et maintenant, il ne reste plus qu’à attendre gode haut

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Auteur·e

melpwyckhuyse

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