Warda

Glottophobie : tu m’en diras tant !

Image par 🎄Merry Christmas 🎄 de Pixabay

L’accent. L’assen. Avé l’assent…

Il y a, en France, des « minorités visibles », mais aussi des « minorités audibles ». C’est à dire ceux et celles dont la langue se teinte de leur région de naissance : accent du Nord, accent du Sud, de l’Est, d’outremer, de la campagne, etc. Ces variantes au français lisse des élites de la capitale est une source inépuisable de plaisanteries, souvent un rien condescendantes, et sert même de ressort comique dans des films grand public, tel Bienvenu chez les Ch’tis, autour de l’accent du Nord. La bande-annonce est édifiante.



L’accent du Sud n’est pas épargné. Et une figure emblématique, incontournable pour les amateurs de cuisine traditionnelle, c’est Maïté, cuisinière émérite, toute en rondeurs et en gourmandise. Ne boudez pas votre plaisir devant cette vidéo culte. Cependant, le visionnage est déconseillé pour les âmes sensibles et les défenseurs des animaux.



Avoir « un accent », ça fait populaire, plouc, beauf, exotique, c’est « mignon », ça fait rigoler. Bref, c’est quand même souvent la honte. Certains, notamment ceux qui rêvent d’élévation sociale, et veulent surtout se différencier du peuple, cherchent à s’en débarrasser.
Parfois, vouloir masquer son accent, cela créé un nouvel accent. A Marseille, on appelle cela « l’accent jambon » : les Marseillais bourgeois voulant avoir l' »accent pointu », whitiser, en quelque sorte, mais qui n’y arrivent pas.


« L’accent jambon, faut être de Marseille pour connaître. Et encore. On a plus de chance de l’entendre dans les quartiers chics que sur le Vieux Port. Les prolos disent que c’est l’accent de la bourgeoisie. Les bourgeois disent que c’est celui des nouveaux riches. Il y a de la distinction dans l’air peuchère, comme dirait Bourdieu. En gros, c’est un accent provençal qui se retient de chanter. Un accent qui monte dans le nez. Où les ‘en’ se prononcent ‘on’, comme dans ‘tout simplemont’. »

https://www.arteradio.com/son/616508/l_accent_jambon

L’accent jambon – Un documentaire de Lucie Geffroy pour arteradio.com

A dire vrai, si avoir un accent est source de blagues un peu lourdes, voire racistes, on peut parler de discrimination, et précisément de glottophobie. En effet, aucun média radio ou télé national, ou presque, en France, n’emploie de journaliste pourvu d’un fort accent régional.

« (…) en 2017, Pascal Doucet‑Bon, alors directeur délégué de l’information à France Télévisions, assumait de ne pas recruter certains journalistes du fait de leur accent en ces termes : « Si un journaliste… avec un accent à couper au couteau arrivait à la télévision, bah, non, je ne vais pas le prendre. Et je défendrai l’idée de ne pas le prendre parce qu’on ne comprend pas ce qu’il raconte »

Proposition de loi nº 2473 visant à promouvoir la France des accents

Pas de ça chez nous ?

Il est rare de voir des ministres, diplomates, universitaires avec un accent. Voici une intervention – évidemment comique – d’un député MODEM du Béarn, Jean Lassalle, au sujet du permis de conduire. On notera qu’il évoque au passage un « test de Q.I. » passé dans son enfance, alors que le français était sa troisième langue ; sa langue maternelle est l’occitan.



La France est dotée, en ce bout d’an 2020, d’un Premier Ministre, Jean Castex, avec un « accent ». Pour faire avancer le schmilblick, Michel Feltin-Palas, spécialiste des langues régionales, rédacteur en chef à L’Express a, avec Jean-Michel Aphatie, écrit un livre intitulé : J’ai un accent, et alors ?. On le voit ici en interview chez RMC, dans l’émission de l’exaspérant Bourdin, qui lui coupe tout le temps la parole, pour raconter sa propre vie. Michel Feltin-Palas arrive tout de même à expliquer le ridicule de cette crispation sur l’ « accent » : nous en avons tous un.



On l’aura compris : avoir un accent entraine des discriminations à l’embauche et discrédite n’importe quelle prise de parole, même sensée. C’est ainsi que le 3 décembre 2019 a été formulée à l’Assemblée Nationale une Proposition de loi nº 2473 visant à promouvoir la France des accents et à faire inscrire dans le code pénal et le code du travail l’impossibilité de discriminer quelqu’un sur son « accent ».

Dans un pays qui s’emploie à lutter contre les discriminations sous toutes leurs formes, on considère, en d’autres termes, que les sonorités qui pèsent sur la prononciation des mots peuvent justifier un traitement inégal dans l’accès à l’emploi et aux fonctions particulièrement exposés publiquement, même lorsque les exigences grammaticales et syntaxiques de la langue sont parfaitement maîtrisées.

Proposition de loi nº 2473 visant à promouvoir la France des accents

La minute cinéma

Pour terminer cet article, je voudrais dire un mot du film Roubaix, une lumière, d’Arnaud Depleschin.
Roubaix est une ville pauvre du Nord de la France ; c’est la ville natale du réalisateur. Il s’est inspiré d’un fait divers réel pour écrire son film. Les « accents » y ont un rôle important.



Dans cette bande-annonce, on entend déjà plusieurs accents, mais il en manque, que l’on retrouve dans le film.
Le commissaire Daoud, fils d’immigré nord-africain, incarné par l’excellent Roschdy Zem, parle un français parfaitement lisse de Paris. Dans le cas de ce personnage, cela peut être interprété comme la marque de quelqu’un qui s’est battu pour s’élever socialement, et son parler reflète le statut acquis. Ce même « accent lisse de Paris » rend, à mon sens, Léa Seydoux peu crédible. En effet, elle est sensée jouer une femme toxicomane, en situation d’extrême précarité, dont le fils a été placé, mais elle parle la même langue que le commissaire, sans accent populaire. Même parler pour Louis, le jeune flic pieux fraichement débarqué à Roubaix.

Dans cette bande-annonce, on entend aussi l’ « accent des quartiers », par le jeune homme qui incarne Farid. Alouane, l’oncle de la jeune Soufia Duhamel-Hami, et M. Hami, son père, ont un « accent d’Afrique du Nord ». Soufia, au français presque lisse, fugue, et veut laisser le nom de sa mère (Duhamel), pour celui de son père (Hami), et être Soufia, et pas Sophie : elle veut un nom arabe, car elle se sent arabe. Fatia Belkhacem, la copine de Soufia, a quant a elle un nom arabe, et un fort « accent du Nord ». La présence de ces « accents » ajoute une dimension, une densité autre à ce film et aux personnages. Il dit autant, voire plus, que le costume et le décor. Il permet d’imaginer le parcours des personnages, leur histoire, sans avoir à les raconter. Il est a noter que de nombreux petits rôles ont été confiés, avec bonheur, à des comédiens non professionnels, et cette approche « docu-fiction » permet aussi de documenter le rapport complexe des Français aux accents.


Ma série 2020 : The New Pope, entre humour grinçant et plaisir des yeux

Les séries, ce n’est pas trop mon truc. A dire vrai, jusqu’au second confinement, en France, je n’en regardais jamais. Et puis, à force d’entendre mes amis en parler, j’ai voulu comprendre pourquoi cela était pour certains tellement addictif. Mon choix s’est porté sur « The New Pope », parce que John Malkovich apparaissait au générique.

Présentation

Il s’agit d’une série produite en 2020, en neuf épisodes, réalisée par Paolo Sorrentino. Elle fait suite à The Young Pope, sortie en 2016. C’est une série italienne, espagnole et française, distribuée en France par Canal+.

Le sexy pape Pie XIIe, incarné par Jude Law, est dans le coma ; une foule idolâtre occupe la place devant l’hôpital. Au Vatican, s’engage une guerre de succession du pape, pas encore défunt. Les cardinaux rivalisent d’ingéniosité et de mesquineries pour se faire élire ou à défaut, faire élire leur champion, c’est à dire celui qui fermera à coup sur les yeux sur leur goût pour les voitures de luxe, les parties fines ou leurs accointances avec la mafia, au choix. C’est ainsi que, après quelques péripéties, le cardinal anglais, Sir John Brannox (John Malkovich), qui vit reclus dans sa propriété avec ses vieux parents, et n’en demandait pas tant, se retrouve promu Jean-Paul III.

Bonté divine ?

Cette série aborde avec un humour fin et grinçant l’appétence (naturelle ?) de l’humain pour le pouvoir, la gloire et l’argent, qu’il soit homme ou femme, religieux, amant, voire les deux. Aucune condition ne permet de s’en prémunir, semble-t-il. Si cette série devait vous permettre de répondre à la question « l’humain est-il bon ? », il y a des chances pour que la réponse soit : « Franchement, ça dépend. »

Elle questionne aussi la « vocation » : pourquoi consacre-t-on sa vie à Dieu ? Certains ont pris l’habit pour plaire à leurs parents, d’autres parce qu’ils ont été victimes de pédophiles ou pour cacher leur homosexualité. Elle met en scène des religieux et des religieuses qui s’adonnent aux sept péchés capitaux (orgueil, paresse, luxure, envie, colère, gourmandise, avarice), comme n’importe quel humain et ne seraient donc pas faits d’une meilleure étoffe. L’omerta qui règne sur les agissements de prêtres pédophiles est clairement nommée et condamnée.

Cependant, si les excès des cardinaux ont le plus souvent une dimension comique dans leur outrance – à condition d’aimer le dixième degré -, on peine à la retrouver dans les excès des personnages laïcs. La foi déviante, l’idolâtrie est le fait des « fans » de Pie XIII et les pousse à commettre un attentat. La femme miraculeusement enceintée par Pie XIII ne tire plus de bénéfices à raconter son histoire aux médias et doit trouver une autre source de revenus ; elle mise tout sur ce nouveau venu beurré d’autobronzant à mèche blonde, père célibataire, apparu parmi les parents d’élèves et qui deviendra, « pour l’aider », son proxénète.

Plaisir des yeux

Visuellement, la série n’est pas sans rappeler Roma, de Fellini, notamment la scène du défilé de mode. Un soin particulier est apporté aux costumes, aux étoffes, aux accessoires ; notamment les tenues de Sir John Brannox, avant que de devenir Jean-Paul III.

On peut aussi trouver une parenté avec Freaks, de Tod Browning : une mère supérieure naine, un acteur rappelant Schlitzie, et d’autres personnages handicapés, auprès desquels intervient la miraculée, jouée par Ludivine Sagnier, en tant qu’assistante sexuelle.

Il y a aussi quelques incursions du fantastique : un millepattes qui se faufile ici et là, esprit de dieu ou de Pie XIII dans le coma ? Un cardinal ultra glauque, avec un œil caché façon pirate ou ancien nazi et des blattes qui lui sortent des manches, et dont la mission principale est d’effrayer Sofia Dubois – Cécile De France – lorsqu’elle mange au réfectoire du Vatican. C’est une série qui emprunte aussi aux clips musicaux : couleurs saturées, néons, chorégraphies, poses lascives face caméra composent les génériques des épisodes, et ce sont les religieuses du Vatican qui sont filmées dans leur dortoir.

Il y a aussi quelques incursions du côté de notre monde réel : Sharon Stone et Marilyn Manson y font une brève apparition et y jouent leur propre rôle. On y trouve aussi abordés, toujours avec le même humour grinçant, les thèmes qui font débattre actuellement : l’accueil de migrants, la place des femmes (grève des religieuses).

Enfin, c’est un plaisir de voir à l’écran autant de bons acteurs, et surtout des acteurs « vieux », c’est à dire entre 45 et 70 ans, voire « moches », pour les acteurs masculins. Cécile de France, Ludivine Sagnier et Sharon Stone sont superbes, élégantes, désirables : quel soulagement quand les publicités, les employeurs, une partie des hommes, affirment à longueur de journée que, passé 25 ans, une femme est périmée, inutile, et devrait quitter le devant de la scène, pour faire place à quelque chose de « plus frais ». Le talent n’a pas d’âge, et ne se limite pas à un physique avantageux. Même si on en est convaincu, c’est agréable d’en voir une illustration. D’ailleurs ici, la plastique de Jude Law sert un effet comique.


Podcast. À Tours, les étudiants étrangers luttent contre la précarité

Université de Tours, France. Campus de Grandmont. Près de 2.000 étudiants habitent ici, dans la cité universitaire, et beaucoup d’entre eux sont des étudiants étrangers. Comment ces étudiants internationaux, qui n’ont pas toujours des ressources financières importantes, se logent-ils, mangent-ils ? Quel impact a la crise sanitaire actuelle ?

Nous rencontrons Ana Teresa, étudiante brésilienne, et Mohamed et Hamza, étudiants marocains. Trois étudiants internationaux investis dans l’association étudiante Les Halles de Rabelais, qui lutte contre la précarité alimentaire.

Ces trois étudiants nous parlent de leur parcours et nous présentent leur association, que la crise sanitaire rend plus indispensable que jamais pour les étudiants les plus pauvres. A la précarité alimentaire s’ajoute aussi souvent, comme le souligne Cédric Carles, de l’Atelier 2, la précarité énergétique. Pour les femmes, il y a aussi la précarité menstruelle. Des difficultés qu’ils traversent avec le sourire, grâce à la solidarité entre étudiants internationaux, et la fierté de s’en sortir.

Illustration : Image par StockSnap de Pixabay


Y-a d’la quetsche !

En France, la région d’Alsace-Moselle présente de nombreuses spécificités : langue régionale, culture et histoire locales très riches, et des dispositions particulières en terme de droit local.

En rouge : Alsace-Moselle, avec les départements de Moselle, Haut-Rhin et Bas-Rhin.

Ces spécificités en matière de droit local sont héritées de l’histoire douloureuse de ce territoire, qui au gré des conflits opposant la France et l’Allemagne entre 1871 et 1945, s’est vu annexé tantôt par l’un ou par l’autre des belligérants. Pour en savoir plus sur le droit local d’Alsace-Moselle, on consultera avec profit le site de l’Institut du Droit Local Alsacien-Mosellan.

Une des spécificités de ce droit local, c’est l’autorisation pour qui possède un verger de distiller sa production soi-même, pour sa consommation personnelle. Je vous propose un documentaire sonore pour en savoir plus sur l’art du schnaps.



Y a d’la quetsche

Montage/ Mixage : Warda Mouldawa.
Remerciements : Alexandre, Charles, Ninon, Solenne. Documentaire réalisé à l’occasion du Sonore Quamp 2020 de Radio Quetsch.


Ceux qui n’ont pas de vie de secours

En France, il y eut la mode du « journal de confinement ». On peut déjà prévoir une rentrée littéraire un peu pénible, déclinaison intarissable de l’enfermement, de la privation de liberté, du retour sur soi-même. Nous n’entendrons pas ceux pour qui le confinement fut un enfer, et qui ont vu des pans entiers de leur vie s’écrouler.

Ouais, Ouais, nan, nan : des Diam’s dans tes oreilles – Montage sonore de Warda Mouldawa

Dans cette création sonore, je voulais faire entendre ces vies pour lesquelles le confinement n’a pas été des vacances, ou un temps de désœuvrement délicieux, avec la personne aimée ou en famille, où l’on peut s’adonner à la musique, au yoga, à la cuisine. En France le confinement a creusé encore les inégalités sociales, et la crise qui s’annonce risque d’être dramatique pour les plus précaires, pour ceux qui vont perdre leur emploi, ceux qui se sont déscolarisés, ceux qui risquent d’être expulsés, ceux qui n’auront nulle part où se réfugier. Ceux qui, comme l’écrit Diane Ducret, dans son billet sur marianne.net « Journal du confinement » : la vie un peu trop rose de Leila Slimani, n’ont « pas de vie de secours ».

Dans ce montage je cite les paroles de La Boulette, une chanson de la rappeuse Diam’s.

Je glisse aussi quelques extraits de vieilles chansons françaises, parce que « it’s the same old song ».


À Tours, reportage auprès des bénévoles de Chrétiens Migrants

En juin 2019, je rencontrais Rose-Marie Merceron, et trois autres bénévoles de l’association Chrétiens Migrants, implantée quartier du Sanitas, un des sept quartiers prioritaires de la ville de Tours. Cette association vient en aide aux personnes sans papiers.

Nous découvrons dans ce reportage les difficultés que traversent ces personnes, une fois arrivées en France, l’engagement indéfectible et la colère, parfois la tristesse désabusée, mais surtout l’espoir de ces bénévoles.
Mohamed vient d’Algérie, il vit en France depuis 14 ans, traduit les documents de l’arabe vers le français, a un rôle d’interprète. H. vient du Congo, où il était médecin, il est en France depuis 6 ans, a deux enfants nés en France. Tous deux sont bénévoles dans plusieurs associations d’aide aux migrants.


Ce reportage a gagné le deuxième prix au concours « Paroles Partagées, la parole est un enjeu », proposé par une fédération d’associations d’éducation populaire. Le thème était « Partager la parole pour agir ensemble et changer les choses ».


Nouvelle – Elias

Plantation de thé

Dans cette nouvelle nous suivons les tribulations d’Elias, doctorant syrien, qui ne sait plus sur quel ton le répéter : il n’étudie PAS les gender studies.
Dans cette nouvelle j’interroge nos préjugés, cette violence quotidienne quasi invisible qui parcourt nos propos, toujours niée quand l’agressé la pointe du doigt.

« Raciste ? Homophobe ? Mais pas du tout, c’est vous qui interprétez mes propos ! Misogyne ? N’importe quoi ! On ne peut plus rien dire ! Il faut arrêter de toujours se sentir persécuté ! »


Nouvelle de Warda Mouladawa, lue par Eric Rambeau


Quelle personne avec un nom d’origine non française n’a jamais eu à faire face aux commentaires désobligeants de l’administration, à perdre du temps à cause d’une faute dans un document officiel, qui bloque un dossier ? N’a jamais entendu d’insinuations sur les aides sociales qu’il/elle percevrait en abondance, en ne faisant rien , bien évidemment ?

Quelle femme ne s’est pas fait couper la parole en réunion dix fois par un homme, sans pouvoir, au bout du compte, exposer ses idées ou son travail ? Autant de temps perdu pour le poursuivre. Quelle femme ne s’est jamais sentie infantilisée, rappelée à son rôle de subalterne par un homme qui refuse de reconnaître la qualité et l’importance de son travail, et trouve des peccadilles pour en minimiser l’importance ? Quelle femme ne s’est jamais fait traiter d’hystérique, d’arrogante, de « star », simplement parce qu’elle demande à être traitée avec justesse et respect, de la même façon que l’on traiterait un collaborateur masculin, auquel on ne demanderait jamais, entre autres, d’être plus souriant, et plus gentil avec ses collègues ?

Quelle personne ayant dépassé 25 ans, non mariée avec une personne du sexe opposée, et ni père ou mère, n’a du faire face à des allusions déplacées à sa vie privée, à des commentaires méprisants, insinuant qu’il y avait forcément un problème, une anormalité ? Combien de soirées « entre amis » perdues à cracher sur les absents, où l’on oublie de se rendre compte que l’on a rien à se dire d’autre, et que la vie est courte ?

J’écris cette nouvelle en mémoire de toutes les heures perdues en bavardages inutiles, de tous les talents gâchés, de toutes les amours rendues impossibles, par la bêtise. En mémoire de toutes les innovations qui ne se concrétiseront pas – salut, monsieur Turing – de toutes les œuvres qui resteront inachevées, de la beauté qui n’adviendra pas, à cause de notre bêtise, dont les lourdes œillères permettent de regarder le sol, mais jamais le ciel.


Les mots sont des fruits mûrs

Pourquoi un ami vous prête tel livre, ou vous recommande tel autre ? Pourquoi pense-t-il « ça va te plaire », « c’est pour toi », « j’ai pensé à toi en le lisant » ? Comment sait-il que tel livre, plus que tel autre aura une résonance chez vous, à tel moment ? Et parfois, d’ailleurs, ce n’est pas du tout l’effet imaginé. Ça résonne ailleurs.

« Da dit que c’est comme ça qu’on reconnait les riches, ils peuvent laisser les fruits pourrir au sol. » Dany Laferrière

Une amie me prête L’Odeur du café de Dany Laferrière. C’est un auteur dont j’ai lu plusieurs ouvrages, et dont le travail m’intéresse. J’ai aussi pu l’entendre dans une table ronde à Antananarivo. Je pense à Romain Gary quand je lis Dany Laferrière. Je ris quand je lis Romain Gary. Je goûte dans leurs mots ce qui me semble une mélancolie joyeuse, indéfinissable, et je sais que je me goure peut-être complètement. Je projette, comme dirait l’autre.

Je lis L’Odeur du café, donc, et soudain, j’arrive à cette scène nocturne de ramassage de mangues clandestin. J’associe mangues et mots. Mangues. Mots. Mangues. Mots.

Lors d’une réunion, je déchaîne la colère d’autres participants en parlant d’un achat à fonds perdus. Comment ose-je ? Je critique leur décision, les accuse de jeter l’argent par les fenêtres, de faire des achats inutiles et stupides ! Je reste coite. Puis je tente de dire qu’à fonds perdus veut dire qu’il n’y a pas de retour possible sur investissement, que c’est de l’argent qui ne revient pas en caisse, et qu’il n’y a aucun jugement moral. On m’accuse d’inventer des mots. Je suis gênée.

Une connaissance m’appelle pour me proposer d’interviewer un auteur. Nous discutons un moment. Soudain, il rit. Je demande timidement ce qui est si drôle. Il dit : « Impavide ». Personne n’utilise ce mot. A part toi. » Je suis gênée.

Un matin, mâchant un tartine de pain noir arrosée de café, j’entends à la radio l’invité dire « billevesées ». Illico, j’envois un SMS à un ami plus âgé, où j’écris fièrement « Alors ? Tu as entendu, à la radio ? Tu vois, il n’y a pas que moi qui dise « billevesées » Ahah ! » Amusé, il me répond : « De ton âge, si. Désolé. » Je suis vexée.

Qu’ont de commun ces personnes, qui rient ou s’énervent ? Elles sont blanches, issues au moins de la classe moyenne, jusqu’à un milieu très aisé. Elles ont un solide réseau familial, amical, depuis toujours, pour la plupart des noms bien français. Elles savent d’où elles viennent, où plongent leurs racines. Elles savent où trouver refuge, en cas de tempête.

Et si mon refuge, à moi, c’était la langue française ?


LA MAISON DE DEVIEUX

La voiture noire, celle de l’accident de Marquis, appartient à Devieux, l’homme le plus riche de la ville.Il habite au bout de la rue Desvignes, près de la rivière. On allait souvent voler des mangues chez Devieux. On sautait par dessus le vieux mur. La maison illuminée, au fond, derrière les cocotiers. Une grande maison blanche. On avait qu’à se baisser pour ramasser les mangues. Dès que les chiens commençaient à aboyer, il fallait prendre ses jambes à son cou et sauter de nouveau le mur. Marquis demeurait sur place quelques instants pour aboyer, lui aussi, juste pour la forme. Soudainement, il sautait le mur et se mettait à courir comme s’il avait vu le diable. Le diable, c’était un énorme berger allemand qui mange un quartier de bœuf par jour.

Da dit que c’est comme ça qu’on reconnait les riches, il peuvent laisser les fruits pourrir au sol.

Dany Laferrière, L’Odeur du café

Et si moi, Warda, j’avais été, la nuit tombée, ramasser des mots pourrissant au sol dans le jardin des riches ?

« Les raisins de la colère se gonflent et mûrissent,annonçant les vendanges prochaines. »

Je parlais à un ami de L’Odeur du café, et de cette histoire de mangues. Mangues. Mots. Il fait une association fruitière toute autre : Steinbeck. Faim. Colère. Révolte ?


[…] Alors des hommes armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. Et l’odeur de pourriture envahit la contrée. On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer – le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol. Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement. Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition – et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu’il faut la pousser à pourrir. Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s’amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim.
Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »

John Steinbeck, Les Raisins de la colère, chap. XXV

Montagnes dorées. Mort. La nourriture pourrit, les mangues, les mots pourrissent. Il faut les voler pour survivre, et qui sait, être mieux nourri que les faussaires


Etre un prince en exil confiné

La Compagnie de théâtre Jabberwock a lancé un appel à participation, proposant d’inventer son royaume confiné, en vue d’une Union des Nations Confinées. Voici ma contribution : la Principauté d’Endorre.

PRINCIPAUTE D’ENDORRE

(parce qu’Andorre c’était déjà pris)

Armoiries : De gueules au citron d’or, au chef échiqueté d’argent et d’azur à trois tires

Devise : In limoncello veritas

Valeurs de la Principauté : Le clou de girofle

Hymne : La Belle Helène d’Offenbach (comme c’est long, on ne se lasse pas)

Superficie totale de la Principauté : 40m2

Nombre d’habitants : 1

Administration / organigramme : La nécessité malheureuse de compresser les effectifs à l’aube de 2020 pour que la principauté reste compétitive sur le plan international a conduit Sa Majesté à régner aussi bien sur les 4 chaises, la batterie de cuisine, la bibliothèque, la commande La Ruche qui dit oui, l’achat de fleurs en bouquet. Ainsi, Sa Majesté ordonne, et Sa Majesté exécute. Il convient de dire qu’il s’agit d’un régime du consensus où prime la hiérarchie horizontale. En outre, Sa Majesté se forme constamment aux tâches qu’Elle ignorerait, par l’expérience immédiate : se couper les cheveux, faire pousser des poireaux dans une jardinière, etc. C’est sans vanité aucune qu’il convient de parler d’une principauté où l’on s’élève par l’éducation populaire.

Langues officielles : Français, rouchi, télépathie

Quartier principal de la Principauté : La méridienne du salon-bibliothèque est de toute importance. On s’y peut alanguir avec un thé noir sur fond de jazz ou de radio, pratiquer à moindre coût l’auto-analyse, rêver, ressasser, travailler car la box internet s’y trouve toute près branchée, caler ses genoux en vue d’une série d’abdos. De cet endroit, on supervise la bibliothèque, tout en goûtant la fraîcheur bleue du jour qui se lève, dans ces rues de centre-ville enfin désertées (que fait la municipalité?) par les voitures et autres deux roues pétaradantes

Attraits touristiques :

7h – Odeur de pain de la boulangerie voisine, lumière bleue et fraiche chambre et bibliothèque ;
10h – Lumière dorée prometteuse bibliothèque, ombres dansantes sur la méridienne ;
19h > 20h : Lumière orangée joyeuse dans la cuisine, scintillement sur les plantes et les casseroles de cuivre.

Manifestations sportives : Gym sur skype tri-hebdomadaire avec des homologues d’autres principautés.

Manifestations culturelles : Lecture à haute voix de poésie, émissions radiophoniques en direct du salon, regardage de films documentaires via la plateforme Tenk, composition de playlists d’artistes féminines, imitation des Rita Mitsouko, tutoriels maquillage de scène

Patrimoine gastronomique : Citronnade, taboulé au boulgour avec coriandre, menthe et persil plat, salade de lentilles à la grenade, salade de carottes coriandre sésame.

Stratégies de survie en confinement : Mangez moins, bougez plus : réduire l’approvisionnement à une commande La Ruche qui dit oui hebdomadaire, et vu le prix des denrées, les savourer pleinement. S’adonner parallèlement aux pratiques sociales encore possibles : la gym sur skype. Caresser l’espoir de surprendre son entourage post confinement par sa ligne de jeune fille , son teint frais et sa peau de satin. Ne pas se décourager face aux 15 jours de teint verdâtre dus à la covid-19, participer tout de même aux skypéro, effondrée sur la méridienne, le teint hâve, à bout de souffle, et mentir que la caméra ne marche pas et que si on ne dit rien c’est parce que l’on écoute. Faire ce qu’on néglige trop : dormir

Organisation du temps et de l’espace : La principauté a été pourvue d’un studio radio mobile, qui occupe la table basse. Chose curieuse, on s’ réveille sans réveil et de son plein gré. La Principauté applique les recommandations en vigueur en terme de bougeaille autorisée, et s’adonne à la marche dans la ville déserte une heure par jour dans le périmètre autorisé, avec une attestation laconique : « acheter du pain ».

Gestion des relations intérieures et extérieures à la Principauté : Sa Majesté assure son infinie reconnaissance aux princes alliés venus lui porter poireaux, poivrons, asperges, doliprane, citrons et sourires aux temps les plus critiques. Elle ne l’oubliera pas.

Rituels :

Au coucher, pschitter son oreiller d’eau de fleur d’oranger, allumer une bougie parfumée, trouver 10 personnes à remercier en se massant le visage avec une goutte d’huile d’argan ;

Au réveil, rouler doucement sous la couette, à gauche, puis à droite, en écoutant le journal à la radio pour se réveiller ;

Chanter « ah quelle joie » sous la douche, en guise de vocalises, en se passant au gant de crin et au savon à la rose ;

S’étirer avec grâce et souplesse en préparant le café et les toasts beurrés. Déguster le tout en écoutant le billet politique de Fréderic Says ;

En cas de coup de mou, et pour célébrer la fin du télétravail du jour : mettre Carmen Miranda et se trémousser.

Recours au discours juridique (certains mots sont-ils proscrits ou au contraire encouragés par le haut-conseil de la Principauté ?) : Le -e préposal est proscrit (boujourr-hin) ainsi que « les filles » dans « salut les filles », ainsi que « carrément », « trop », « trop pas », « mais grave », « yes », « un nouveau concept », « méga bon », « communication bienveillante », « projet ». Faire des bruits de bouche en mangeant et parler la bouche pleine expose à de graves sanctions : écouter en boucle La Reine de la nuit en mangeant du chocolat en poudre. Les mots « merci », « pardon » sont particulièrement valorisés, quant à « je t’aime », il faut le dire tous les jours, à soi-même faute de mieux, à la plante, aux nuages, au soleil, pour ne pas l’oublier.

Livres de chevet ou morceaux de musique recommandés par les instances culturelles d’Endorre : Danny Laférrière, L’art presque perdu de ne rien faire – Tchekhov, Platonov – Romain Gary, La Promesse de l’aube – Amos Oz, Judas – Heimat, Nora Krug – Bella Bello, Blewu – Melissa Laveaux, Le ma monte chwal mwen, Jolibwa – Toto Bissainthe, Papaloko, Lamize pa dous – Melody Gardot, Les Etoiles, Lisboa – Liv Monaghan, Passion fruit moons – Carmen Miranda, Cae cae, Chica boom chic – Ella Fitzgerald, Hawain war chant – Agnès Baltsa, Voi che sapete

Décret majeurs de politique intérieure : Nous décrétons que le Printemps revient toujours.


MESSAGE PERSONNEL :

Sa Majesté est en quête d’un lieu de résidence de création sonore au bord de la mer. Merci de prendre contact par mail pour toute proposition honnête.

Que votre joie demeure.

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Itinéraire de chercheuse : Maboula Soumahouro

Maboula Soumahouro est chercheuse, et l’histoire pourrait s’arrêter là. Elle est aussi française, musulmane, et une femme noire. Le regard des autres sur la femme noire qu’elle est, et l’enfant et adolescente noire qu’elle fut en France métropolitaine, la font réfléchir sur l’identité noire. Elle vient de publier Le Triangle et l’hexagone, aux éditions La Découverte, réflexions sur une identité noire.

Elle intervient au département d’anglais de l’Université de Tours, et j’ai eu le grand plaisir de l’inviter dans un cours que je proposais en novembre 2019 à des étudiants de deuxième année de licence.

Son intervention est à réécouter sur le site de France Culture.